Livres

Vous trouverez dans la page ci-dessous les chroniques de livres que j'ai aimés. Mon objectif : jouer le rôle du passeur qui fait découvrir des écrivains et des ouvrages dont on ne parle pas forcément ailleurs et qu'il serait dommage de méconnaître. Attiser le désir du lecteur de savourer avec gourmandise le plaisir et l'enchantement de découvrir d'autres imaginaires


J'aime les livres. J'aime l'idée qu'au moment où l'on en ouvre un, où on s'y émerge, on puisse échapper au monde (E. Scott)

2024

Une nuit au musée


Quelles raisons peuvent-elles bien pousser un individu à se faire enfermer toute une nuit dans un musée, "le lieu du seul monde qui, selon Malraux, échappe à la mort" ?

Quels fantômes espère-t-il faire apparaître dans la solitude et le silence ? Quels souvenir veut-il ressusciter ? Quel passé familial veut-il faire éclore pour mieux affermir sa prise ?

Pour ce face-à-face avec lui-même, Jean-Luc Coatalem a élu le musée Guimet, riche en collections extrême-orientales. Florissante culture asiatique qu'un mécène amoureux, particulièrement éclairé et altruiste, Emile Guimet, à voulu mettre à la disposition d'un Occident trop centré sur le monde méditerranéen, afin de lui ouvrir les portes d'un art qui, de l'Inde au Japon, a offert l'humanité un imaginaire fabuleux, " souffle du passé affleurant à la surface du présent".

A travers sa déambulation solitaire, l'écrivain va entamer un dialogue silencieux avec ces civilisations disparues, au travers de ces formidables statues, peintures et objets étranges qui vont lui chuchoter, dans une paix de cathédrale, ce qui fut leur grandeur, avant de s'éteindre dans la moiteur de la jungle ou le fracas de la guerre. Et lui donner une belle leçon d'humilité.

Par cette claustration quasi ascétique, l'auteur se retire du monde pour mieux se retrouver et atteindre le sacré dans cette matrice dont il renaîtra différent. "Que nous est-il donné de voir à la faveur du jeune soleil ? Rien d'autre que ce qui vient vivre en nous. Chaque fois, je le sais maintenant, je suis au centre du monde".

Jean-Luc Coatalem : Une chambre à l'hôtel Mékong (Stock, coll. Ma nuit au musée, 200 p, 18,90 €)

La nef des fous


Pour aborder ce premier livre de Sladjana Nina Perković, oubliez tout esprit cartésien. L'histoire débute par l'enterrement de la tante Stana, morte étouffée par un morceau de poulet. Nous sommes dans les Balkans, donc ne pas s'attendre à une cérémonie empreinte de silence et de sanglots retenus. Dans une culture à la démesure endémique et à l'émotion paroxystique, la vie est une grande scène de théâtre où mièvrerie et quant-à-soi ne sont pas de mise.

Tout se passe dans un village perché (il n'est pas le seul !) englué dans une boue entretenue avec constance par une météo calamiteuse. A partir de là, tout part à la dérive, échappant à tout contrôle. La narratrice, une jeune femme qui de son propre aveu baigne dans "dans un état d'apathie généralisée", est envoyée manu militari par sa mère assister à la cérémonie et, rien ne devant être perdu, laisser traîner une oreille sur un héritage qui devrait soulager bien des misères. Seul élément un peu sensé dans cette famille de louftingues, elle endosse le rôle du coryphée pour clarifier le déroulement d'événements qui s'enquillent sans logique apparente : coups de folie bien entretenus par le tord-boyau local, pétages de plombs en cascade, chacun met un point d'honneur à ajouter son grain de sel dans ce qui ne peut que virer à la tragédie.

Ou plutôt à la tragi-comédie, servie par une plume sémillante au rythme d'enfer, trempée dans l'humour noir d'une charge caricaturale. Du Kusturica pur jus, truculent et foutraque, qui plonge le lecteur dans une tarentelle endiablée, dont il sort rincé mais rigolard, ravi de ce vivifiant maelström.

Sladjana Nina Perković : Dans le fossé (Zulma, 272 p, 22 €)


Le diable parmi nous

Jacob Dreyfus savoure sa victoire : par un long travail d'infiltration, il a réussi à mettre hors d'état de nuire trois dangereux suprémacistes blancs appartenant aux hautes sphères de la finance et de l'appareil d'Etat américain.

Bonheur de courte durée. Un contrat international est placé sur sa tête par ses ennemis, mais c'est sa femme qui se fait descendre. Ordre est donné alors par les autorités de l'exfiltrer en France avec son fils, dans le cadre de la loi sur la protection des témoins. Pendant une dizaine d'années il coule des jours heureux en Provence. Jusqu'à ce que son passé le rattrape.

Commence alors une traque impitoyable mise en place par l'Horloger, le Scorpion et le Maître des machines qui vont transformer son existence en enfer.

Dans un style enlevé et imagé, où l'humour affleure à chaque page, l'auteur nous dépeint un monde glaçant, une nébuleuse macabre et dangereuse, où règne en maître le couple maudit de la bêtise et de la haine, dont le fonds de commerce se nourrit des idées nauséabondes sur la séculaire « pureté de la race ».

Thriller palpitant et angoissant exposant magnifiquement toute l'étendue de la meurtrière folie humaine, avide d'exercer un pouvoir de vie et de mort sur autrui. Nuits blanches en perspective.

Jérémie Claes : L'Horloger (Héloïse d'Ormesson, 464 p, 22,90 €)

Un être rare

Issu d'une famille de grands-bourgeois, catholiques pratiquants appartenant à l'aristocratie médicale, Jérôme Garcin est l'un des derniers représentants de cette France immémoriale, cultivée et élégante, dont la lumière a longtemps brillé sur le monde et qui progressivement disparaît devant l'assaut des barbares.

Archétype de ce qu'on appelait autrefois un parfait gentilhomme, il dévoile avec une pudeur, rare dans une époque où l'on expose de façon indécente jusqu'aux tréfonds de soi, les drames qui ont à jamais fracassé sa vie : la perte accidentelle de son jumeau à six ans, celle de son père à dix-sept. Tous événements qui ont enfermé dans une profonde mélancolie cet homme réservé, tout en retenue, qui a fait de la discrétion sa vertu cardinale. Mais dont il a désiré, quand même, témoigner, parce qu'écrire c'est « célébrer, admirer et se souvenir ».

Ce qui l'a sauvé ? De merveilleuses rencontres : celle de son épouse Anne-Marie Philipe, fille d'un autre être d'exception, « impressionnante d'intelligence, d'élégance, de grâce et de douceur » ; de femmes et d'hommes croisés dans le domaine professionnel ; son rôle de critique dont le rôle est d'être « un passeur, un entremetteur ». Et sa rencontre capitale avec le cheval, passion qu'il relate dans des pages inspirées et lumineuses, d'une poésie pure.

Jérôme Garcin : une belle, une très belle personne. Un grand seigneur qui incarne merveilleusement les valeurs si rares de fidélité et de gratitude. « Ce qui m'intéresse, c'et de me prouver chaque jour que je suis fidèle à mes idées, à ceux que j'admire et que j'ai aimés, et que jamais je ne les trahirai ». La classe !

Jérôme Garcin (avec Caroline Broué) : Ecrire et dire (Les Equateurs, 128 p, 15 €)

2023

La folie des grandeurs


Se réveiller, complètement vaseux, avec un tatouage sur l'omoplate, dont on ignore comment il est arrivé là, a de quoi perturber. Surtout quand on est un juif orthodoxe pratiquant et que le judaïsme prohibe vigoureusement toute atteinte au corps : piercing, gravure indélébile, scarification, incision. Le Lévitique est sans équivoque sur la question : « Ne tailladez point votre chair à cause d'un mort, et ne vous imprimez point de tatouage » (19,28).

Toute la vie de l'inspecteur Gabriel Goldman va désormais tourner autour de l'élucidation de ce mystère. D'autant qu'il n'est pas le seul à se retrouver marqué comme un bestiau. De nombreux autres cas se manifestent dans le monde avec toujours le même modus operandi : les victimes, très différentes les unes des autres, n'ont pas le moindre souvenir sur ce qui a précédé ce dessin gravé dans leur chair.

Aidé de son épouse Victoire, commissaire, et de son ami le Dr Arik, médecin légiste, il va remonter, non sans mal, l'origine de cette vaste conspiration. Avec pour maître d'œuvre un artiste complètement fou et mégalomane qui rêve lui aussi de laisser une trace indélébile de son passage sur terre.

Les auteurs s'amusent comme des fous à parsemer leur récit de multiples clins d'œil dans cette fresque qui illustre à quel point l'appât du gain facile rend l'être humain complètement esclave.

Lionel Abbo, Yohan Perez : Une marque indélébile (Hugo roman, 258 p, 19,95 €)

Sublime langue française


Dans le club très fermé (mais horriblement envahissant) de l'élite (défense de se moquer) politico-médiatico-culturo-intellocrate, il y a des coups de pied aux fesses qui se perdent. On sait depuis l'Ancien Testament que, qui maîtrise le Verbe maîtrise le monde, et l'engeance ci-dessus nommée en use et en abuse ad nauseam : sous forme d'un infâme gloubi-boulga pour « initiés », tentant de camoufler sous d'oripeaux pseudo conceptuels ou idéologiques, le vide abyssal de leur pensée.

En Don Quichotte passablement énervé, Samuel Piquet pointe d'un calame assassin les incohérences, tics de langage et autres linguicides de notre société décadente, si réticente à nommer les faits qu'elle utilise force périphrases et circonvolutions hasardeuses, dans une lâche stratégie d'évitement de la réalité. Un saccage éhonté de ce merveilleux outil qu'est la langue française.

Ce faisant, il engage une réflexion salutaire sur la secte des moutons de Panurge aux comportements staliniens qui truste médias et réseaux sociaux pour mieux assurer son emprise. Lamentable spectacle de ces baudruches boursouflées qui, par distorsion et glissements sémantiques, conduisent à la désinformation entraînant des comportements aberrants. Pour mieux assommer et asservir ceux qu'ils entendent manipuler.

Excellent guide pour remettre les pendules à l'heure et l'église au milieu du village. Et par là même nous constituer, par l'exercice du simple bon sens, une santé mentale en acier trempé.

Samuel Piquet : Dictionnaire des mots haïssables (Le cherche midi, 224 p, 18,90 €)

Petit libertinage linguistique. Le titre nous orienterait facilement vers quelque chose de croustillant, voire d'égrillard. Y aurait-t-il un petit côté libertin-coquin chez Aurore Ponsonnet ? Amateurs de graveleux, oubliez ! D'une plume espiègle, l'auteure nous conduit dans les méandres de cette langue française d'une rigueur extrême, mais parfois si délicieusement capricieuse, qui se prête à un badinage à fleuret moucheté drôlement ludique, baignant dans un humour raffiné et subtil.

La voir saccagée par des rustres incultes adeptes d'anglicismes grossiers, qui n'expriment qu'imparfaitement les subtilités et l'étendue d'une gamme émotionnelle d'une richesse inouïe, est un crève-cœur qui pousse à prendre les armes. Au fil des pages, nous prenons un prodigieux plaisir à dérouler cet écheveau complexe, tout d'ironie, d'éloquence et de délicatesse.

Aurore Ponsonnet : Le Français pour adultes consentants (First éditions, 288 p, 16,95 €)

L'Histoire pour les nuls


Tout peuple se crée une légende à travers son histoire qui, truffée d'anecdotes plus ou moins réelles, de petites phrases prononcées opportunément, de formules à l'emporte-pièce ou d'aphorismes gravant dans le marbre la vie de ses héros, devient alors la grande Histoire. Celle qu'on ne remettra pas en question, fût-elle parfois, ne serait-ce que dans quelques détails, sujette à caution. Mais c'est ainsi qu'une nation se construit et s'unifie : à travers le roman national, savamment enseigné dès l'école primaire.

C'est ainsi que, dans l'immense vivier occidental de personnages célèbres qui nous semblent si familiers alors, que reconnaissons-le, nous en ignorons beaucoup, Bruno Solo puise avec gourmandise quelques figures exceptionnelles qu'il chouchoute comme des amis proches. Que savons-nous vraiment de Cléopâtre à part son nez et cette grandiloquente représentation hollywoodienne qui est passé à côté de cette femme politique exceptionnelle ? D'Hildegarde de Bingen, la sainte patronne de nos modernes naturopathe, de la fantastique Artemisia Gentileschi qui, si elle n'avait eu la malchance d'être femme dans la société très patriarcale de l'Italie du Quattrocento, aurait éclipsé en réputation Michel-Ange lui-même ? Savons-nous que sous ses airs sévères de bigote la comtesse de Ségur abritait une enfant martyre ?

Les hommes ne sont pas en reste. L'auteur choisit ses compagnons de paillardises, ancêtres en démesure d'un Depardieu ou d'un Carmet : Rabelais ou Brillat-Savarin, champions de la dive bouteille, portent la ripaille au sommet de l'art de vivre. Et, pour la fin, une pépite : sorti de l'anonymat, Eugene Bullard, le seul contemporain, dont la vie est un roman.

Pour Bruno Solo, l'histoire est une matière sérieuse qu'on ne saurait aborder en amateur peu éclairé. Ses solides connaissances ne l'empêchent pas d'émailler ses hommages de jeux de mots, de calembours, plaisanteries, malicieuses boutades et facéties.

Faut parfois dérider l'histoire pour la rendre attractive.

Bruno Solo : Le voyageur d'histoire (éditions du Rocher, 240 p, 18,90 €)


Nettoyage à sec


Ah ! Ces tantes à héritage qui ont l'indécence de jouir longtemps d'une vie que leurs héritiers piaffant d'impatience voudraient, à tout le moins, mettre sous curatelle et confiner en Ehpad dans les plus brefs délais.

Seulement voilà, elle en a encore sous le derby Slanie de Malvoisie. Femme de tête se cachant sous une prétendue invalidité, elle veut s'offrir pour ses 92 ans le plus délectable des cadeaux : inviter ses neveux par alliance à son anniversaire pour sonder les cœurs et les reins de cette tribu d'aristocrates qu'elle méprise tant.

Elle ne va pas être déçue. Quand les fauves sont lâchés… Car le piège va fonctionner au-delà de ses espérances et opérer un sacré nettoyage dans cette famille fin de race. 

Un vrai règlement de comptes dans la verve de l'Audiard des tontons flingueurs.

Isaure de Saint Pierre : Dentelles, béquille et revolver (L'Archipel, 25- p, 20 €)

Une époque formidable !

La France a longtemps constitué un modèle pour l'Europe. Le XVIIe siècle fut celui du classicisme et de la raison, le XVIIIe engendra les Lumières, le XIXe vécut un épanouissement sans précédent dans les Arts et Lettres. Le XXe, malgré deux guerres mondiales qui faillirent définitivement suicider le continent tout entier, vit le champ culturel dans son ensemble atteindre son apogée.

Quid du XXIe siècle ? C'est celui qui restera, du moins pour sa première moitié, comme celui de l'avènement de décérébrés à la bêtise crasse et à la haine triomphantes, d'intellocrates supplantant les esprits brillants et raffinés, et d'une classe politique qui se rêve un destin de rock star. Loin de la flamboyance et du rayonnement qui faisaient converger tous les créateurs du monde vers la Ville Lumière. En résumé, celui du grand n'importe quoi.

Tous ceux qui s'imposent la mission de remettre les choses à l'endroit ont du grain à moudre. A foison. C'est dans cet inépuisable abîme de stupidité que l'auteur puise de quoi alimenter ce petit bréviaire du père Ubu. Et tenter de nettoyer ces nouvelles écuries d'Augias ? Quoi qu'il en soit, ce voyage en Absurdie écrit par un Stéphane Rose sans filtre, qui épingle toutes les aberrations d'une modernité dont notre société se délecte, s'avère d'une drôlerie revigorante.

A consommer sans modération.

Stéphane Rose : Il faut qu'on parle (La Musardine, 181 p, 14 €) 


Marcher pour la paix... des âmes ?

Après un divorce plutôt réussi et une réorientation professionnelle épanouissante, Björn Diemel coulait des jours heureux, enchantés par la joyeuse présence de sa fille Emily.

Mais les dieux ayant définitivement décidé que sa vie ne serait jamais un long fleuve tranquille, il se voit contraint, après un « fâcheux incident » survenu le jour de son anniversaire fêté en compagnie de ses associés, d'entreprendre le pèlerinage de Compostelle, sur les conseils toujours avisés de son mentor Joschka Breitner.

Non pour satisfaire une spiritualité naissante, mais pour parcourir le très long chemin qui doit le mener à lui-même (une tête à queue ?) et qui, forcément, ne sera pas une promenade de santé, puisqu'un tueur à gages (commandité par qui ?) doit lui faire la peau. Une nouvelle leçon de sagesse à assimiler, donc. Mais avec Björn Diemel les cadavres poussent comme du chiendent. Difficile de négocier le virage de la quarantaine.

Comme pour les deux précédents livres de la saga, l'auteur s'amuse, par un pur vice de forme en distordant la logique des réactions de causes à effets de la pleine conscience, à une absurdité dans leur application. Et au passage de démontrer que l'aberration n'est pas dans la conduite de son héros, mais bien dans le fonctionnement d'une société volontairement séquestrée, verrouillée et manipulée par les réseaux sociaux : "ce ne sont plus alors les règles qui sont justes, mais ce que chacun considère comme tel". Le tout animé par un humour délicat d'une finesse de dentelière qui active nos zygomatiques.

Comme toujours, un régal !

Karsten Dusse : Des meurtres pour retrouver son calme (Les Meurtres Zen - Tome 3. 384 p, 19,90 €)

Saudade

Définitivement installée dans une résidence senior (un euphémisme), une vieille dame enregistre les événements et pensées qui émaillent son quotidien nuit et jour, en cette fin de vie : petite musique mélancolique d'une existence qui touche à sa fin et dont l'héroïne veut laisser une trace. Pour ne pas sombrer ?

Et même si son corps la trahit chaque jour davantage, elle conserve toute sa tête cette grand-mère qui nous émeut, probablement parce que nous sentons que son horizon, forcément limité, deviendra le nôtre. Elle note minutieusement l'importance que prennent ces petits riens quand on est confiné dans un monde clos. L'acuité de ses observations sur les uns et les autres, la délicate analyse de ses sensations et de ses sentiments, sur un mode tout à la fois léger et résigné, son détachement sur les rares péripéties de ses journées sans grande joie, nous laissent désemparés face à l'inéluctable vieillesse qui rapetisse nos existences comme une peau de chagrin.

Une tristesse infinie nous étreint à la fermeture de ce livre qui décrit si bien ce temps qui s'égrène lentement avant l'adieu définitif : un purgatoire en 50 nuances de gris. Pourtant non dépourvu de poésie. 

Poignant !

Lidia Jorge : Misericordia (Métailié, 416 p, 22,50 €)

Rendre contes

Heureux qui se souvient du temps où, à la télévision (dans les années 60-70-80 ?), Jean-Pierre Chabrol nous contait de sa voix chaude et rocailleuse, des histoires au coin d'un feu crépitant. Le talent d'improvisateur de ce griot cévenol nous captivait des soirées entières et nous enchantait en faisant renaître la magie de ces fables immémoriales souvent tirées de l'imagination de Charles Perrault, d'Andersen ou des frères Grimm. Et les adultes n'en étaient pas les moins fascinés. Nous avons la nostalgie de son « Il était une fois », sésame qui ouvrait la porte d'un monde merveilleux, plein de promesses, nous faisant frissonner d'angoisse et nous enchantant pareillement.

L'intérêt pour les contes ne s'est jamais démenti : psychanalystes et philosophes reviennent régulièrement moderniser et enrichir leur enseignement et force est de constater que, malgré la succession des bouleversements sociétaux, ils sont toujours d'actualité tant est grande leur adaptabilité à la psyché humaine.

Fabrice Midal innove en se plaçant du côté des femmes. Blanche-Neige, Cendrillon, Peau d'Âne, le petit chaperon rouge et consort ne sont pas, à travers l'analyse qu'il en donne, ces petites dindes sans cervelle n'obéissant qu'à leur désir ou succombant à leur curiosité. Ce sont au contraire de fines mouches qui analysent avec intelligence la situation avant d'entamer une action salvatrice, le Prince charmant apparaissant même comme un personnage superfétatoire.

L'auteur nous montre à quel point ces récits sont une source inépuisable de sagesse, nous prodiguant de précieux conseils quant à la marche à suivre pour se tirer des multiples ornières semées sur notre route. C'est tout à la fois léger, intelligent, drôle et frappé au coin du bon sens. Dans une époque déboussolée où les valeurs humanistes traditionnelles ont tendance à voler en éclats, où l'immonde le dispute à l'horreur, ce bréviaire à l'usage des âmes perdues qui cherchent leur route dans le chaos, cette grille de lecture plurielle éclaire le chemin du changement et de l'accomplissement dans l'harmonie.

Fabrice Midal : Les princesses ont toujours raison (Flammarion, 208 p, 19 €)

Une jalousie dévorante

La musique adoucit les mœurs ? Pas toujours !

Carlotta Berlumi, une soprano que tous les directeurs d'opéras Italiens s'arrachent, voit un jour poindre à l'horizon du bel canto une Grecque inconnue : Maria Callas. Trop sûre de son talent et de son succès, elle ne se méfie pas de cette myope obèse sans grâce, mariée à un barbon replet.

Et pourtant… Il ne faut jamais sous-estimer ses rivales. Parce qu'à force de travail et de ténacité, la vilaine chenille va se transformer en un papillon de toute beauté à la voix d'or, que l'on va très vite surnommer La Divina, et qui va subjuguer le monde entier.

A traquer sans relâche les faiblesses et insuffisances vocales de sa concurrente, la Berlumi va entamer un long chemin de croix qui va la détruire à petit feu. Qu'importe que la Callas soit au firmament mondial, adulée (parfois aussi huée) par tous les aficionados de l'art lyrique : elle ne cessera, jusqu'au bout, même après la disparition de sa compétitrice, de la rabaisser et de la démolir avec acharnement.

Un combat de toute une vie.

Eric-Emmanuel Schmitt : La rivale (Albin Michel, 144 p, 16,90 €)

L'émergence d'un génie

Dali. Son talent, sa folie, son originalité, ses outrances, ses obsessions, son côté décalé, son comportement ingénument borderline, les heures interminables qu'il passe au Prado à contempler les œuvres des artistes qui l'ont précédé : tout est déjà en germe dans son enfance puis son adolescence.

Dans le Paris des années folles, l'endroit incontournable où toute l'effervescence du milieu créatif mondial se concentre, le jeune espagnol de Figueiras va peu à peu prendre son envol, à la faveur des rencontres qui vont lui permettre de développer toute l'étendue de son ingéniosité et de sa virtuosité : les surréalistes, Picasso, Eluard, Buñuel, Eluard… toute une clique avec laquelle il va plonger dans le microcosme fêtard et débridé de l'époque. Un univers à sa démesure.

Salvador Dali se positionne alors sur la piste de décollage, prêt à s'envoler au firmament de la gloire… juste avant l'arrivée de son égérie, sa muse, sa mère, sa femme : l'incontournable Gala (rencontre qui fera l'objet d'un deuxième tome).

Julie Birmant (texte), Clément Oubrerie (dessin) : Dali avant Gala (Dargaud, 88 p, 19 €)

Courage, osons !

Ils se sont mis à trois pour lancer ce pavé dans la mare, mais ça en valait le coup : un condensé d'intelligence, une réflexion pointue et une acuité d'analyse qui mettent en joie nos neurones trop longtemps ramollis, éreintés par trop de stupidité et d'âneries proférées avec aplomb comme des vérités premières, nous engluant dans un bien-être de loukoum décadent, tout en nous installant bien confortablement dans le rôle de moutons de Panurge trop heureux d'être légitimés dans son manque de volonté à agir : « L'hystérie sécuritaire se nourrit même de l'irréel […] pour sonner le glas des libertés individuelles et des responsabilités collectives au service de l'action ».

Cette pépite torpille les entreprises de décervelage largement alimentées par toutes sortes de médias surfant un un océan de facilité et de médiocrité. A ce titre le chapitre sur le langage est un petit bijou de finesse caustique et de perspicacité corrosive : « Qui contrôle les mots possède le pouvoir ». Ce portrait au vitriol de notre société en dit long sur l'état avancé de notre décadence mortifère, corsetés que nous sommes par la peur. Le remède ? « Défendre la liberté, célébrer l'incorrect, […] danser après l'échec, tuer le principe de précaution […] être pleinement homme ou femme ». Et cultiver notre courage.

Un pamphlet jubilatoire contre la peur qui nous sclérose et l'idiotie "intellectuelle" triomphante, dernière-née des dictatures installées dans notre quotidien : « Ce n'est pas en censurant l'incorrect que la pensée gagnera en solidité et en maturité ».

Andrea Marcolongo, Patrice Franceschi, Loïc Finaz : Le goût du risque (Grasset, 144 p, 16 €)

Tragédie grecque

Le 30 mars 1960, naît le petit Omero, fils des deux grecs les plus célèbres du XXe siècle, Maria Callas et Aristote Onassis… et décède quelques heures plus tard. Mais une rumeur tenace circule : le bébé, parfaitement vivant, a été soustrait à la mère à laquelle on a fait croire à sa non-viabilité, pour être élevé par un couple d'Italiens. Le riche armateur avait déjà un héritier et préférait que la belle cantatrice conservât pour lui seul sa notoriété et ne le délaisse pour vivre avec bonheur son rôle le plus cher : celui de maman.

Réalité ou fiction ? Vrai ou seulement vraisemblable ?

Omero grandit heureux, protégé et choyé par papà et mamma… sous l'ombre tutélaire et pesante de Nonos, ce parrain qui, malgré son absence, investit chaque seconde de la vie du garçonnet. En grandissant, ce dernier va connaître la réalité – possible – de sa naissance et s'engager dans une quête éperdue (et perdue ?) de la vérité et le jeter dans « une perpétuelle chasse aux fantômes ». Va-t-il tout au long de sa quête, se sentir dépossédé de qui il est vraiment ?

L'auteur délaisse ses habituels polars pour revisiter le mythe d'Œdipe et la malédiction des dieux : implacables Hubris et Némésis qui régissent les humaines destinées. « Les dieux adorent jouer avec leurs sujets, les tromper en leur faisant croire qu'ils peuvent devenir les maîtres de leur destin, pour finalement laisser la tragédie suivre son cours inévitables ». La part du libre-arbitre dans la vie d'un homme est-elle vraiment réduite à néant ? Est-ce vraiment la prédestination qui oriente nos choix et les rend inéluctables ?

Cette histoire de vie gâchée laisse un sillage d'une infinie tristesse pour cette existence saccagée, sacrifiée sur l'autel des convenances et des intérêts, pour « protéger son image et son style de vie ». A-t-on vraiment besoin de connaître son passé pour, adulte, se construire un présent et un avenir dignes d'être vécus ? La finalité de toute existence n'est-elle pas d'« apprendre à être soi » ?

Autant de questions qui, toujours, nous interpellent. Pour ce qui est des interrogations sur le sens de la vie et notre responsabilité dans la prise de nos décisions, les tragédies grecques n'ont rien perdu de leur actualité et constituent toujours l'axe privilégié de nos réflexions et un réservoir inépuisable de réflexion : « On vit dans le passé, dans le passé de quelqu'un d'autre, forgé par des questions sans réponses et des fantasmes. Pendant ce temps, notre vie nous échappe et s'écoule sans qu'on s'en rende compte ».

Christos Markogiannakis : Omero, le fils caché (Plon, 446 p, 21,90 €)

Charity business

Quand Guido Brunetti voit débarquer dans son commissariat Elisabetta Foscarini, la fille d'anciens voisins de son passé, venue solliciter son aide, son cœur de chevalier blanc ne peut que l'incliner à lui rendre ce service, même si ce geste sort complètement de ses attributions professionnelles et risque de mettre sa carrière en danger. Que ne ferait-il pas pour venir en aide à une mamma inquiète pour sa fille potentiellement en danger !

Mais l'enquête dans laquelle il entraîne ses plus proches collaborateurs va le conduire sur des chemins qu'il était loin d'imaginer. En toute innocence, il vient de poser le pied sur un véritable nid de crotales : des fonds levés pour l'édification d'un hôpital au Bélize se voient détournés en toute impunité pour une utilisation beaucoup moins noble.

Mais Némésis, l'implacable déesse de la vengeance, va s'inviter au bal et laisser le destin ouvrir grand la route du châtiment.

Pour ce qui est du mensonge, de la trahison, de la corruption, de la manipulation ou de la concussion, l'humain peut tranquillement dormir sur ses deux oreilles et pour longtemps : aucune Intelligence Artificielle n'aura jamais assez d'imagination et de haine pour le concurrencer dans ces domaines.

Donna Leon : Le don du mensonge (Calmann-Lévy, 360 p, 22,50 €)

Coup de gueule

Fatou Diome ? Une lionne qui attaque et déchiquète qui prétend modifier ou imposer les limites de son territoire. Une louve qui revendique haut et fort la liberté inconditionnelle de l'écrivain, prête à broyer quiconque se met en travers de son chemin vers l'écriture. Qui refuse de baiser obséquieusement la main qui la paie si cette dernière exige allégeance. Non par caractère difficile. Mais tout simplement parce qu'il est vital pour elle, depuis son enfance, d'exprimer par ses propres mots sa vision du monde.

La cible de son courroux agressif ? Le monde éditorial qui prétend se substituer à la créativité, à la personnalité et à l'originalité de l'auteur pour lui imposer un produit formaté au goût d'un lectorat qu'il faudrait materner. Que savent-ils donc ceux qui tiennent les cordons de la bourse, ces charognards à la bienveillance d'un tiroir-caisse, des affres et de la solitude de l'écrivain, pur-sang qu'aucun cavalier ne doit assujettir ? De sa fierté, de sa dignité ? De son accouchement laborieux pour cerner au plus près ce volcan d'émotions bouillonnantes dont il faut restituer dans une langue ciselée et intelligible toute la puissance et la poésie ? « L'écriture, c'est un cheminement individuel par excellence ». Et, à tout prendre, Fatou Diome préfèrerait le silence à l'obligation de passer par les fourches caudines de censeurs qui prétendent, sans aucune légitimité à ses yeux, lui forcer la plume.

Mais ce livre n'est pas seulement un réquisitoire contre certaines pratiques éditoriales germanopratines dont le système capitaliste exploite les auteurs. Fatou Diome compose également une ode vibrante d'affection, de reconnaissance et de respect à ses grands-parents, à la culture qui l'a vue naître et à l'Afrique toute entière, foyer inépuisable de riches contributions à apporter à la spécificité humaine.

Une réflexion pointue, intelligente et novatrice sur l'art et ce qui participe à son émergence, couplée à un style vigoureux, conquérant et imagé, à l'africaine (ne lui en déplaise, même si elle refuse de le laisser circonscrire et enfermer dans sa seule africanité), à la plume dansante et libre, qui défend, enrichit et vivifie cette langue française qu'elle pare de chatoyantes couleurs : Fatou Diome nous gratifie ici d'un livre fort à la portée universelle.

Fatou Diome : Le verbe libre ou le silence (Albin Michel, 192 p, 19,90 €)

Métamorphoses

Belle Kaplan ? Un alien. Une humanoïde tout d'acier composée. Dépourvue d'émotions. Issue de nulle part puisqu'abandonnée à la naissance à la porte de l'orphelinat Sainte-Croix de Montréal. Toujours sur la défensive, à l'affût, aux aguets. Que craint-elle ? Que fuit-elle ?

Quand on est ainsi définitivement rejetée par ses géniteurs, on se sent à jamais rien, ni personne. On peut s'inventer de multiples personnalités et vivre plusieurs histoires. Et pour blinder chacun de ses existences, Belle Kaplan a très tôt appris à tout bétonner. Surtout ne pas se trahir. Rien de ses multiples passés ne doit donner l'alerte à son entourage présent. Elle glisse d'un personnage à l'autre, insaisissable. Elle reste « un concept abstrait et glacial ». D'une beauté saisissante.

Tour à tour voleuse à la tire, escort girl, actrice, elle reste la femme sublime au tempérament d'acier. Son talon d'Achille : Pierre, Arsène Lupin au charme fou et à la tendresse apaisante, le seul homme qu'elle n'ait jamais aimé. Et Ben, son frère d'infortune à Sainte-Croix, qu'elle passera sa vie à rechercher.

Gilles Paris construit son histoire comme un film. Par plans successifs, chacun apportant un élément qui éclaire la suite et montre le cheminement des personnages au fur et à mesure du déroulement. Petit clin d'œil de l'auteur : une fin… qui pourrait ne pas en être une. Peut-être pour laisser au lecteur le plaisir d'imaginer une suite ? Ce serait bien dans la droite ligne de son esprit facétieux.

Gilles Paris : Les 7 vies de Mlle Belle Kaplan (Plon, 218 p, 19,90 €)

Nid de crotales

Juin 1941 : l'Europe est à feu et à sang sous la botte des nazis, le pacte germano-soviétique est rompu par l'invasion de l'URSS par Hitler. Aux Etats-Unis, la bataille fait rage entre les partisans de l'intervention soutenus par le président Roosevelt et les isolationnistes d'America First foncièrement antisémites et pro-nazis.

Hollywood, l'usine à rêves fondée par nombre de juifs ayant fui les pogroms d'Europe centrale ou l'Allemagne hitlérienne, se mobilise dans l'ombre pour faire pencher la balance en faveur de l'entrée en guerre du pays. Grâce à ses fictions, elle en devient le centre de propagande privilégiée. Mais la bête immonde est dans la place et y a déjà étendu ses tentacules.

Détective privée, Vicky Mallone, libre, intelligente et insolente, très portée sur l'alcool et les femmes, se trouve engagée pour assurer la protection de Lala, actrice adulée, qui doit tourner dans un film propre à faire basculer la décision populaire dans le sens d'une entrée en guerre. Seulement voilà, La star s'est fait dérober des photos compromettantes pour sa vertu, crime de lèse-majesté dans une Amérique puritaine. Hollywood, ton univers impitoyable…

Mallone va donc naviguer dans un milieu cinématographique où s'affrontent le Bien et le Mal, et ne jamais baisser sa garde : la pieuvre fasciste utilise bien des masques et n'hésite pas à tuer pour parvenir à ses fins.

Véritable cartographie de l'Amérique avant-guerre (la Deuxième mondiale, maintenant, il va falloir préciser), ce livre d'espionnage à rebondissements multiples décrit à la perfection ce monde si particulier d'Hollywood, ses us et coutumes et toute la faune qui grenouille autour. Si l'intrigue est une pure invention, l'arrière-plan historique est réel.

Olivier Barde-Cabuçon : Hollywood s'en va en guerre (Gallimard, coll. Série noire, 416 p, 21 €)

Une vengeance lapidaire

A Milan, dans une rue calme de quartier résidentiel, un citoyen sans histoire se fait buter, sans raison apparente. Tout près du corps, un caillou. Quelques jours plus tard, un architecte dans les « affaires » se fait abattre avec le même modus operandi et la même signature : un caillou. Un troisième cadavre apparaît pareillement assassiné. La presse se déchaîne, la population est au bord de l'émeute, et la police est plongée dans l'obscurité la plus totale : aucun indice, les victimes ne se connaissent pas et n'ont aucun lien entre elles. Le brigadier Carella et sa garde rapprochée sont sommés de retrouver le coupable très vite, pressions au plus haut niveau obligent.

Dans un quartier pourri de la capitale du nord, c'est-à-dire un monde parallèle, s'élève une cité HLM en décomposition (la ville n'a pas d'argent pour restaurer les appartements qui tombent en ruines) où grenouille toute une faune de laissés pour compte : le Collectif qui milite pour le droit au logement, des familles entières de réfugiés préférant ces demeures insalubres à la rue, et la racaille qui prolifère dans les bas-fonds à coup de racket et trafics en tous genre, la violence et le crime en plus.

A charge pour Carella de dénouer et retisser dans une trame visible tous ces éléments disparates qui, a priori, n'ont rien à voir entre eux.

Dans ce livre choral, l'auteur fait répéter séparément chaque pupitre (la police, le couple Carlo Monterossi-Oscar Falcone, le Collectif et ses habitants illégaux des logements sociaux), puis deux par deux et enfin tous ensemble, jusqu'au concert final dans une résolution éclatante de l'affaire. Et en petite musique de fond, discrète mais déterminante, les femmes jouent en filigrane un rôle décisif.

Dans cet ouvrage éminemment politique sont dénoncés les intellocrates de la bobosphère, la presse, surtout télévisuelle (cette « Grande Usine à Merde ») qui sous couvert de liberté d'expression se transforme en hyène de l'Audimat, les nantis dont la devise est « toujours plus, jamais assez » et qui ne laissent aucune chance à ceux dont les idéaux ont volé en éclat broyés par un capitalisme sauvage et se retrouvent relégués au rang de lumpenprolétariat, une pègre toute puissante qui développe une économie mafieuse et fait la loi : toute une société à la dérive qui galope vers le chaos et broie les plus démunis.

Et puis, unique, le style Robecchi : l'art de se payer la tête de tous les abrutis se prenant au sérieux (de la planète en général et de l'Italie en particulier). Avec élégance, dérision et légèreté. Caustique et délicieusement perfide. Un régal !

Alessandro Robecchi : Le tueur au caillou (L'Aube, coll. Noire, 416 p, 22 €)

Une histoire de girafe


Stupeur : la très célèbre chanteuse Sophie Marsault, idolâtrée par un fan-club considérable, est morte. Egorgée. Information que la police se gardera bien de faire fuiter dans la presse. Vu la popularité de la victime, les instances supérieures sont en émoi, de la place Beauvau au président lui-même, qui veut lui offrir des obsèques nationales.le mode opératoire, la tentation est grande d'orienter l'enquête vers les réseaux islamistes, d'autant que l'artiste ne cachait pas son projet de monter en comédie musicale Les versets sataniques de Salman Rushdie. Sauf qu'aucune revendication de leur part ne vient, contrairement à leurs habitudes, étayer cette thèse.

Deux détails intriguent la commandante divisionnaire Victoire Miller et son adjoint Gabriel Goldman, juif orthodoxe qui passe au crible de la sagesse talmudique preuves et indices : un jouet en caoutchouc représentant Sophie la girafe (étonnant pour une femme sans enfant) et sur la cuisse un petit dessin à l'encre indélébile.

Parallèlement à l'enquête qui progresse en zig-zag pour mieux mystifier le lecteur. Les deux auteurs s'en donnent à cœur joie à se moquer du monde factice du show-biz, des us et coutumes d'une stupidité crasse de la twittosphère, des plateaux des chaînes de télé en continu qui font le buzz sur la moindre rumeur, des experts qui se livrent des batailles picrocholines en affirmant haut et fort leurs convictions, des « sources proches de l'enquête » qui ont l'art de noyer le poisson dans la mer logorrhéique de la langue de bois... Sa Majesté Audimat fait régner son despotisme et son arbitraire sur les masses avides de faire partie de l'histoire, histoire d'oublier qu'elles ne comptent pas pour grand-chose.

Un deuxième tome est prévu en septembre. On a hâte !

Lionel Abbo, Yohan Perez : L'affaire Sophie M. (Hugo Roman, 226 p, 19,95 €)


La vie grouillante des bas-fonds

Dans le Paris interlope des ruelles coupe-gorges que le baron Haussmannn'a pas encore assainies, un mystérieux tueur en série prête main-forte à l'infection de choléra qui décime la capitale en assassinant de parfaits inconnus avant de leur prélever un organe.

Un casse-tête pour l'inspecteur Valentin Verne du Bureau des affaires occultes et pour son mentor et ami l'ex-bagnard Vidocq, promu au rang de chef de la Sûreté de la préfecture de Police de Paris. Bien que secondé par la piquante Aglaé, Tafik l'ancien mamelouk des armées napoléoniennes et l'Entourloupe, escroc repenti mettant tous ses dons de filou au service du bien, cette enquête dans les cloaques des quartiers populaires va lui donner un sacré fil à retordre, d'autant que la résurgence d'un passé douloureux va le préoccuper au point de n'être parfois plus aussi attentif à certains détails.

Une enquête palpitante dans le contexte de l'épidémie de choléra qui affecta à l'époque toute la France et dont les mesures aléatoires, polémiques et atermoiements des autorités (scientifiques, médecins, gouvernement) pour en venir à bout rappellent singulièrement les tâtonnements, valse-hésitation, interdictions, débats et controverses des mêmes, il y a peu, sur la conduite à tenir face au Covid 19.

Éric Fouassier : Le bureau des Affaires occultes. Les nuits de la peur bleue (Albin Michel, 373 p, 21,90 €)

Double "je"

Une jolie confession mère-fille, écrite à quatre mains, tout en délicatesse. Des liens pleins d'attentions réciproques et de bienveillance, qui se tissent dans un amour indéfectible, puis se dénouent au fil du temps, au hasard de la vie et des circonstances, quand la fille prend son envol. Une indépendance naturelle, mais si douloureuse pour la maman dont l'existence a été tout autre et qui ne comprend pas ce soudain besoin de liberté qui vient exploser leur duo exclusif : « Ce qu'il y a entre un parent et son enfant, c'est la plus belle des histoires. Pourquoi chercher ailleurs une relation qui puisse se finir, quand on connaît déjà l'amour inconditionnel et infini ? »

Cette soif de découvrir le monde, qui fait se fissurer cette belle complicité, a pourtant son revers. Ne risque-t-on pas de se perdre, de s'éloigner de son centre de gravité qui constitue notre essence même ? En faisant son « coming out social », Lili va faire la douloureuse expérience du complexe de l'imposteur et ne jamais se sentir à sa place. « Trahir pour se conformer. Aux attentes des autres, de la société, du rôle qui nous a été assigné ».

Mais l'amour authentique ne reste-t-il pas le plus fort ?

Aurélie Valognes : L'envol (Fayard, 380 p, 29,90 €)

Développement (très) personnel

On ne peut nier qu'aider son prochain à se libérer du stress de la vie moderne, avec son lot d'obligations et d'injonctions contradictoires et, ce faisant, lui installer durablement une belle harmonie intérieure, ne soit une idée louable. Mais, comme chacun le sait, l'enfer est pavé de bonnes intentions et l'interprétation de préceptes pourtant frappés au coin du bon sens peut s'avérer parfois… étonnante.

Avocat en droit pénal dans un prestigieux cabinet juridique, Björn Diemel est le défenseur attitré des grandes pointures complètement barrées de la pègre, dont le seul langage est une violence inouïe, le chantage et le meurtre pour qui oserait se dresser sur leur chemin. Pour un salaire à cinq chiffres permettant d'offrir une vie aisée aux siens, on peut avaler quelques couleuvres. Ce qui ne va pas sans angoisse et tension permanentes qui mettent à mal son couple et menace de détruire sa famille. Pour ne pas en arriver là, sa femme lui impose un ultimatum : consulter un coach en développement personnel, dont les exercices le remettront sur le droit chemin d'une vie familiale apaisée.

Commence alors pour Björn un chemin de croix pour appliquer des conseils de pros, qui ont fait leurs preuves, à des situations plus tordues les unes que les autres. Et exercer ses talents de persuasion auprès des autorités. Pour sortir ses clients de la mouise s'il ne veut pas mourir de mort violente.

Dans cette approche originale du polar, au style enlevé, Karsten Dusse dénonce avec un humour sauvage et une dérision culpabilisante les travers, lâchetés, compromissions et petits accommodements sans scrupules de nos comportements égoïstes de nantis. Il brocarde la fatuité d'une bien-pensance qui se taille, toute honte bue, une morale sur mesure, au mépris d'une éthique humaniste.

Magistral, irrésistible, joyeusement immoral, délicieusement cynique. En un mot : allègrement subversif !

Karsten Dusse : Des meurtres qui font du bien (Le Cherche-Midi, coll. Meurtres zen, 400 p, 19,90 €)


Cajoler son enfant intérieur. Difficile de quitter cette bande de cinglés notoires ? Pour notre plus grand bonheur, l'auteur nous offre une suite aussi délirante que la première. Il s'agit cette fois de consoler l'enfant intérieur, source de maux sans fin, qui n'en finit pas de pourrir la vie de notre avocat dans son numéro de haute voltige pour conserver toutes les apparences d'une vie « normale ».

Björn Diemel et Sascha ayant décidé de bannir toute violence de leur vie, peuvent enfin couler des jours heureux. Mais le concept d'existence « normale » refuse obstinément de faire partie leur programme. La valse des problèmes reprend donc son tempo d'enfer, dans une course effrénée pour éviter les multiples chausse-trappes que le destin prend un malin plaisir à semer à foison sur leur route.

Mine de rien, voilà un vrai manuel de traitement psychanalytique de guérison des blessures d'enfance, qui présente de façon ludique (mais d'application farfelue) la marche à suivre pour retrouver enfin la liberté. Allongé sur un divan. Parfois à la morgue.

L'enfant dont on a ignoré les souhaits fait payer cher à l'adulte le manque lancinant de sa pleine réalisation. L'auteur applique avec jubilation les conseils censés apporter enfin équilibre et harmonie à des situations complètement loufoques. Cocktail détonnant qui lui permet de pointer les aberrations de notre société occidentale malade, rongée, entre autres, par le cancer du politiquement correct qui détruit, par un raisonnement fallacieux jouant sur la culpabilisation, toute possibilité de vivre ensemble dans la diversité et le respect de la différence : « La minorité l'emporte sur la majorité. […] Le féminin l'emporte sur le masculin, l'origine immigré sur l'origine de souche, l'homosexualité sur l'hétérosexualité, la jeunesse sur la vieillesse, la maladie sur la santé et la gauche sur la droite. » Un « chifoumi » destructeur. « Celui qui réunit en lui-même le plus de minorités dignes de protection a raison ». En voilà un qui ne craint pas la lapidation des réseaux sociaux, où les Savonarole de toutes obédiences vomissent leur haine et leur existence ratée de frustrés incapables.

Un troisième tome doit sortir en novembre. Youpi !

Karsten Dusse : Des meurtres pour lâcher prise (Le Cherche-Midi, coll. Meurtres zen, 458 p, 19,90 €) 


Voyage au bout de l'ivresse

« Les ivresses sont nos espaces libres. […] Elles provoquent en nous un décrochage du corps et de l'esprit. En dilatant le passage du temps et en modifiant notre perception des choses, elles nous soulagent, l'espace de quelques heures, du poids de nos propres vies. »

D'emblée, l'auteure annonce la couleur. Son propos ne sera pas un énième panégyrique sur la dive bouteille, sous le précieux parrainage d'illustres écrivains et artistes qui tout au long des siècles en ont vanté les extases et les agonies, les flamboiements et les abysses.

Elle observe, sans concession ni fausse pudeur, les effets délétères de la trouble volupté de ses débordements éthyliques sur son comportement et son rapport aux autres et au monde, de la griserie légère aux dérèglements dont on ne sort pas grandi.

In vino veritas !


Alicia Dorey : nos ivresses (Flammarion, 180 p, 18 €)

Toutes griffes dehors

Nadia, Maria, Alice et Thérèse, nos quatre panthères grises qui ne cessent de se chicorner mais sont plus unies que les mousquetaires d'Alexandre Dumas, vont devoir faire face à une situation inédite qui pourrait mettre à mal leur quatuor de mamies flingueuses.

Quand Maria reçoit via les réseaux sociaux un appel à l'aide d'Henri son premier et lointain amour de jeunesse, elle en est toute émoustillée. Henri ne lui demande rien de moins que de retrouver sa chère épouse atteinte d'Alzheimer, introuvable depuis quelques jours. Et dans la plus grande discrétion puisque, médecin à la retraite, il ne désire pas que sa réputation soit entachée. Noirmoutier est une petite île où les fâcheuses nouvelles ont tendance à se répandre à la vitesse de la marée sur le passage du Gois.

Maria va donc battre le rappel de ses trois acolytes pour élucider le mystère de cette disparition. Mais les choses ne vont pas se passer exactement comme prévu, la sobriété n'étant pas la marque de fabrique de ces sympathiques sexagénaires qui ont l'art d'installer le chaos partout où elles sévissent et d'embrouiller les situations les plus simples : la curiosité étant leur principal défaut et leur qualité première…

Williams Crépin : Les panthères grises. Crime, coquillages et crustacés (Albin Michel, 288 p, 15,90 €)

Chroniques hiérosolomytaines

Michel Kichka est dessinateur (sa passion depuis tout petit) et habite Jérusalem depuis des lustres. Trois fois sainte, cette « Ville de la paix », porte souvent bien mal son nom, tant les trois monothéismes ne cessent de s'y affronter.

Pourtant, sous le pinceau de l'artiste, émerge une cité provinciale, toujours dans son jus, divisée certes en quartiers dévolus à chacune des nombreuses communautés, mais somme toute paisible. L'auteur ne nie pas les affrontements, les tensions entre les différents groupes, et même entre juifs divisés en deux clans irréductibles : les laïcs, qui vivent comme partout dans les sociétés avancées occidentales, et les religieux orthodoxes, qui ont du mal à s'extirper de leur shtetls de la Mitteleuropa.

Pourtant, se dégagent de cet album poésie, douceur et paix. Et même beaucoup d'humour.

Un moment de grâce !

Michel Kichka : L'autre Jérusalem (Dargaud, 88 p, 19 €)

La bête immonde 

Fiction et réalité : mariage consanguin pour qui délire.

Une série de crimes plus atroces les uns que les autres sont perpétrés dans l'automne finissant d'Athènes. Pas de modus operandi commun, aucun lien entre les victimes. Un seul fil rouge les relie : l'assassin laisse toujours un indice, mais aucune empreinte. Pas le moindre repère où s'accrocher pour Christophoros Marcou, capitaine à la Direction générale de la police, qui erre en pleines ténèbres.

Jusqu'à ce qu'une remarque anodine de sa consœur de la police scientifique lui ouvre un passage dans cette purée de poix : les scénarios de ces meurtres s'inspirent tous des polars soigneusement rangés dans sa bibliothèque.

Un faisceau de fausses pistes pourtant très crédibles pour égarer le lecteur un dénouement surprenant pour quelques nuits blanches en perspective.

Christos Markogiannakis : Auteur de crimes (Plon, coll. Noir, 304 p, 20,90€)

Beauté fatale

Dans la fournaise de la sierra Nevada se dresse le somptueux Spa Alfonso, où les riches de la planète viennent se faire rajeunir, maigrir, désintoxiquer, pris en main par le nec plus ultra des médecins, psychologues et autres masseurs, aux technologies de pointe, tous aux petits soins pour cette clientèle triée sur le volet. Sous la houlette des frères Francisco et Pablo Montez. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

Calme ? voire ! Parce qu'un loup aux dents longues, sadique et sans scrupules, s'est introduit dans cette bergerie de luxe dans un seul but : conquérir la merveilleuse Maria Teresa, épouse de Francisco, qu'il couve d'un œil idolâtre et extatique. Malheur à qui se dressera sur son chemin.

Commence alors une série de meurtres qui secouent cet endroit feutré. L'assassin est méticuleux, il ne laisse aucune trace pouvant l'identifier. C'est sans compter l'intervention de deux grains de sable particulièrement coriaces, Marie-Claude Le Goff et Isabelle Kurland, que tout oppose, mais qui vont vite se rapprocher pour élucider ce macabre mystère.

Valérie Pineau-Valencienne : Belles à tout prix (Albin Michel, 352 p, 21,90 €)

Théâtre d'ombres et de lumière

Paris, 1942 : l'Occupation allemande bat son plein. Hauts gradés et simples soldats de la Wehrmacht s'adonnent aux joies de la capitale, notamment dans ce temple de la culture et des plaisirs de l'époque qu'est la Comédie Française : une pépinière de talents et de jolies femmes, de gitons délicieux et spirituels, de fortes personnalités qui portent haut les couleurs du séculaire esprit français.

Le théâtre est depuis toujours le reflet des passions humaines, microcosme des tragédies, drames et comédies de la vie. A l'image du pays, le prestigieux établissement déploie une fidèle cartographie des prises de positions de chacun face à l'envahisseur : entre les résistants de l'ombre (Mary Bell, Pierre Dux, Jean-Louis Barrault, Jeanne Boitel, Henri Rollan…) et les franchement collabos (Marie Marquet), tout un éventail d'attentistes, de sans états d'âme ou de pas concernés, si loin de la réalité atroce des zones de combats et des camps de la mort. L'esprit créatif, la passion du jeu étaient leur horizon indépassable.

Autour d'eux, gravite toute une bande de personnalités très éclectiques : les amoureuses (Arletty), les collaborationnistes (Coco Chanel « espionne notoire du Reich »), les haineux viscéralement antijuifs (Céline), les « passivement compromis » (Cocteau), les ceux qui ne se mouillent pas et feront croire qu'ils ont été du bon côté du manche (Sartre-Beauvoir).

La Libération et son lot de règlements de comptes vont profondément modifier le fonctionnement et l'ambiance de cet univers si particulier, véritable famille qui éclatera face aux radicaux changements de mentalités d'après-guerre.

Dans ce récit palpitant, foisonnant, abondamment documenté, fourmillant de croustillantes anecdotes, Pierre Laville sait nous faire naviguer dans ce milieu clos, intellectuellement riche et contrasté, coupé d'un monde qui a basculé dans l'horreur.

Pierre Laville : La guerre les avait jetés là (Robert Laffont, 416 p, 23 €)

Le fabuleux destin d'un imaginatif


Pour accomplir l'impossible, il faut d'abord en avoir rêvé. Tout petit, Heinrich Schliemann s'est passionné pour les contes et légendes, les histoires de fantômes, les chasses au trésor. Enthousiaste, pour ne pas dire exalté, très doué pour les langues étrangères et les affaires, il mit toute son ardeur et sa passion pour les textes antiques au service de la découverte de la mythique cité de Troie, que d'aucun considérait comme un pur produit de l'imagination d'Homère.

A force de ténacité, faisant fi de la colère et du mépris des historiens, tout à son obsession, il finit par dégager les murs de la ville légendaire, non sans quelques coups de pioche calamiteux qui lui fit détruire des trésors, à jamais perdus pour la connaissance des civilisations disparues. A sa décharge, l'archéologie n'était pas encore une pratique aux méthodes rigoureuses, comme elles seront codifiées plus tard.

Mais sa quête ne s'arrêtera pas là. De retour au Péloponnèse, il se met en tête, dans la suite logique de l'Illiade, de retrouver la tombe d'Agamemnon, toujours avec le même point de départ : cette fois avec les écrits de Pausanias le Périégète, grand voyageur dans l'Antiquité, qui laissa une description de la Grèce parvenue jusqu'à nous. Sa persévérance sera récompensée puisqu'il en exhumera un fabuleux trésor, présenté au Musée archéologique d'Athènes. Même si l'on doute qu'il appartînt à Agamemnon lui-même.

Cet extraordinaire destin prend un relief particulier grâce au récit plein d'esprit et de malice d'Arnaud Pizzuti et aux dessins d'une tendre ironie de Gabrielle Lavoir.

Arnaud Pizzuti (scénario), Gabrielle Lavoir (dessin): Une folle histoire d'archéologie. A la découverte de Troie (Dunod Graphic, 112 p, 16,90 €)

Une saison en enfer

Âmes sensibles, s'abstenir. Cette BD coup de poing d'Eric Salch, qui nous précipite dans le quotidien d'une « résidence autonomie », fait froid dans le dos. Il s'agit d'un véritable catalogue de la décrépitude des anciens, de la démission et de l'abjection d'une société tétanisée par la déchéance physique et morale, qui abdique dans ces mouroirs ce qui devrait faire son humanité : bienveillance, compassion, altruisme, générosité, sensibilité, respect. Cachez cette décrépitude que je ne saurais voir.

Nous prenons en plein visage le délabrement de ces femmes et de ces hommes qui ont été des adultes libres et responsables et qui sont ramenés, par cette réclusion à perpétuité et abandonnés par leurs proches, à leur incontinence, leurs déjections, leur dégénérescence. Et à une infantilisation dégradante qui leur fait perdre toute décence. Affreux, sales et méchants.

Un électrochoc salutaire pour retrouver le chemin de notre dignité et du respect de nous-mêmes. Et nous faire réfléchir sur notre avenir.

Eric Salch : Résidence autonomie (Dargaud, 176 p, 24 €)

Une semaine. Toute une vie

Emma et Agathe. Autant l'aînée est posée, prévoyante, rationnelle, autant l'autre est un feu d'artifice d'exubérance et de vitalité.

Avant que la maison de Mima, leur grand-mère adorée, ne soit mise en vente par leur oncle d'une avarice sordide à faire dégobiller un rat, elles décident d'y aller passer une semaine pour s'imprégner une dernière fois de tous leurs merveilleux souvenirs.

Cinq ans qu'elles ne se sont pas vues ni donné de nouvelles. De réparties cinglantes en mises au point vachardes, de moments de tendresses en évocations nostalgiques, de chagrins en fous-rires, réminiscences et vécus s'entrecroisent, les confessions douloureuses s'entrechoquent. Le tout dans un festival d'ironie rigolarde, de verve malicieuse, de plaisanteries légères mais qui font mouche.

Une belle histoire qui, entre d'incessants allers-et-retours entre le passé et le présent, semble flotter sur l'écume des jours, mais qui, imperceptiblement, dévoile toute la profondeur et la complexité d'une sororité, non exempte de malentendus, qui finit pourtant par trouver l'apaisement. « J'écris sur l'intime, sur des émotions qui me bouleversent. » L'auteur a bien rempli son cahier des charges.

Virginie Grimaldi : Une belle vie (Flammarion, 382 p, 20,90 €)

Il était plusieurs fois...

Les contes ne sont pas des histoires à dormir debout. Pas plus qu'on ne doive les réserver à l'usage exclusif des enfants. Véritables perles de sagesse oniriques, petits bijoux philosophiques, ponctués d'une morale subtile non dénuée d'humour, ils ne contournent le visible que pour mieux nous inciter à un moment de réflexion, une autre façon de percevoir la réalité. Ils insufflent un doute salutaire sur la manière dont nous appréhendons les situations et, par là même, redonnent espoir ou nous mettent en garde.

Puisant dans la richesse et la diversité de toutes les traditions du monde, Henri Gougaud trace pour notre plus grand bonheur, de sa plume goguenarde et poétique, les nombreux chemins qui peuvent mener à notre vérité profonde. « Certains maîtres soufis affirment que la bonne histoire racontée au bon moment à la bonne personne peut changer le cours d'une vie […] A chaque étape du chemin sachez qu'il est toujours un conte pour vous parler de ce qui vaut d'être entendu, pour vous aider à voir plus clair, pour apaiser ce qui peut l'être ».

Henri Gougaud : Contes impatients d'être vécus (Albin Michel, 240 p, 21,90 €)

Un plat qui se mange froid

Stefano Diotallevi, alias Mario Brans, alias Mèche d'Or, idole des années 70-80, dont l'étoile a bien pâli mais qui tente vaille que vaille de se maintenir sous les feux de la rampe en animant quelques télé-crochets, vient de mourir dans un banal accident de la circulation. Excepté quelques contusions, son chauffeur-homme de main-confident est indemne.

Décès accidentel ? Voire ! L'enquête fait apparaître très vite que les freins ont été sabotés. Qui pouvait bien en vouloir à cet homme si exemplaire et tant aimé ? Son fils aîné qui lui reproche encore de les avoir quittés, sa mère et lui, pour épouser une bimbo arriviste dont il a eu une fille ? Précisément cette seconde épouse, lasse des incartades et infidélités de ce vieux beau qui s'affiche au bras de tendrons plus intéressés par sa notoriété que par son âme ? Justement cette jeune apprentie chanteuse qui rêve de participer au festival de San Remo, à laquelle il a promis de divorcer et qui en a quitté son petit ami ? Son ex-dealer qu'en bon repenti et grand défenseur de la lutte anti-drogue il a privé de sa rente régulière ?

Un casse-tête pour le procureur Manrico Spinori della Rocca qui, avec son trio de policières, tente d'élucider ce meurtre. Cet aristocrate élégant et racé, très old fashion, grand amateur d'opéras qui lui ont toujours apporté la solution à ses enquêtes, parce qu'ils mettent en scène toute l'étendue des passions humaines, aura beaucoup de mal à démêler le vrai du faux et faire toute la lumière sur une affaire particulièrement tordue.

Un polar d'une délicieuse ironie qui, de fausses pistes en culs de sac, égare le lecteur sur de multiples chemins de traverse. Jusqu'à ce que, par la magie d'une œuvre de Verdi, les planètes s'aligneront enfin pour révéler le nom du coupable.

Giancarlo De Cataldo : Je suis le châtiment (Métailié, coll. Noir, 240 p, 20,50 €)

A la croisée des chemins

On peut avoir les meilleures cartes en main et jouer comme un manche. C'est ce qui arrive à Constance, brillante avocate, qui a quitté petit ami et son sud natal pour suivre à Paris Lucas, qui lui promet depuis des années de quitter sa femme pour elle, sans même lui proposer, en guise de compensation, de la promouvoir au rang d'associée dans son cabinet.

Elle postule pour le poste de ses rêves dans une entreprise juridique d'élite, plus attachée aux valeurs humanistes qu'à une poursuite effrénée de l'argent. Vision professionnelle qu'elle partage pleinement. Mais pour confirmer son embauche, la responsable la soumet à une période d'essai un peu spéciale : le pèlerinage de Compostelle.

Accrochée au mythe du prince charmant chargé de combler tous ses manques, Constance est une junkie, persuadée qu'en dehors de son amant égoïste qui la manipule, il n'y a point de salut. Et c'est la mort dans l'âme qu'elle se met en route.

La vie vous englue quelquefois dans des chemins balisés qui ne conduisent pas vers un avenir plaisant. Il est si difficile de faire le deuil de ses illusions. Il faut donc savoir saisir les occasions de sortie de route impromptues pour se remettre sur le droit chemin : le nôtre. Et surtout ne pas les refuser pour leur préférer notre zone de confort.

L'auteure nous livre ici un roman de développement personnel. Découverte de soi à travers l'expérience des autres, où bienveillance, moments de partage, rires et générosité sont autant de boussoles pour retrouver la voie de notre épanouissement.

Maud Ankaoua : Plus jamais sans moi (Eyrolles, 360 p, 18,90 €)

Les guignols du 36

Coucou, les revoilou ! La fine équipe de branquignols du commissaire Capestan se fait sortir de sa placardisation dorée par les nouvelles huiles de la PJ. Non que le succès couronnant leurs enquêtes précédentes leur vaille un retour en grâce dans le saint des saints, mais il y a urgence.

Petit rappel pour ceux qui prennent le train en marche. Brillantissime élément du quai des Orfèvres, Anne Capestan s'est fait mettre sur la touche pour une petite bavure commise dans le feu de l'action. Elle a donc été mutée à la tête de la plus belle brigade de bras cassés dont la hiérarchie du 36 n'a pu se défaire, « faute de bûchers disponibles » : Torrez le porte-poisse que ses collègues fuient comme la peste ; Eva Rosière, flamboyante petite fûtée qui s'épanouit dans une carrière parallèle d'écrivain de polars à succès (ce qui lui permet accessoirement de régler ses comptes avec les autorités supérieures) ; Lewitz l'hyperactif qui sait tout faire mais que son amour immodéré de la vitesse a flingué tous le parc des voitures de police ; Dax la droiture incarnée (dont la franchise fait capoter n'importe quel interrogatoire) et son épouse Evrard, joueuse impénitente qui a laissé dans les casinos jusqu'à sa petite culotte, mais tellement transparente qu'elle pourrait traverser les murs (très utile pour se glisser partout sans éveiller l'attention ; Merlot l'alcoolique invétéré ; le commandant Lebreton, qui faute de s'occuper sérieusement préfère bichonner son nouveau compagnon ; et enfin le très courtois mais complètement fêlé capitaine Saint-Lô qui entre deux séjours psychiatriques (il n'a jamais quitté le XIVe siècle et se prend pour un mousquetaire) peut apporter une aide précieuse.

Faute de mieux, voilà cette bande de blaireaux chargée d'enquêter sur une très vilaine affaire de cadavres qui tombent comme des mouches dans les rues de Paris, sans qu'aucun médecin légiste ne puisse déterminer vraiment la cause de la mort. Une chose est sûre : le tueur en série, qui avait en son temps défrayé la chronique judiciaire, vient de sortir du mitard après vingt-huit ans d'incarcération. Sitôt libre, il aurait repris son passe-temps favori. Encore faut-il le prouver avant qu'un vent de panique ne s'abatte sur une capitale qui se transformerait en charnier à ciel ouvert.

Une enquête bien juteuse qui va mettre sur les dents cette sympathique tribu de bras cassés. Et comme toujours avec Sophie Hénaff, c'est drôle, enlevé, plein de rebondissements. Les nuits blanches sont de retour.

Sophie Hénaff : Drame de pique (Albin Michel, 384 p, 19,90 €)

La main du destin

En cette veille de Noël, Ambroise, Flore et Arwen reçoivent chacun une invitation à passer trois nuits à Rovaniemi, en Laponie. Ils ne se sont jamais rencontrés et ignorent qui leur a fait ce cadeau. Ils ne sont pourtant pas là par hasard : à leur insu, un fil rouge les relie.

Ils sont accueillis par Jani, le guide chargé de les encadrer pendant leurs excursions, Hannah, la cheffe préposée à l'élaboration de leurs savoureux petits plats locaux (et roboratifs). Au chalet, ils font la connaissance d'Emma et de Marceau, l'équipe de France Télévision venue tourner un reportage sur les aurores boréales.

Ce qu'ils pensaient être une pause dans leur quotidien compliqué et pour l'instant en veilleuse, va bouleverser leur vie de façon inattendue et parfois violente, les obligeant à une remise en question où ressentiments exacerbés et douleurs sourdes longtemps enfouies peinent à cicatriser.

Pourtant, au milieu de ce maëlstrom, se dessine, timide, un horizon inattendu, petite lueur blafarde dans la poix de leur vie qui pourrait se remettre à danser, comme ces voiles vert émeraude qui ponctuent le ciel arctique de fulgurances magiques.

Accessoirement, Rovaniemi est officiellement consacrée ville natale du Père Noël. Est-ce vraiment un hasard ?

Lorraine Fouchet : Jamais là par hasard (Héloïse d'Ormesson, 256 p, 21 €)

Bons baisers de...

Quelle épithète conviendrait le mieux à Julien Blanc-Gras ? Bourlingueur, voyageur, vagabond, flâneur, globe-trotter, routard, nomade, visiteur, explorateur ? Tout cela à la fois, y compris journaliste-reporter et envoyé spécial. Il parcourt le monde au gré des circonstances ou de bienheureuses occasions professionnelles. Il fait son miel de rencontres improbables et en tire de savoureuses chroniques qu'on ne lira nulle part ailleurs. Impensable pour lui de débouler dans le coin le plus perdu de la planète sans l'arpenter jusqu'à en tirer la substantifique moëlle : parce qu'il s'en voudrait jusqu'à la fin de ses jours, reconnaît-il.

Il a le chic pour convertir l'inattendu en pittoresque, glissant ici une touche de fantaisie, là un soupçon de drôlerie, voire de sarcasme à peine voilé. L'humour parfois vachard et la dérision toujours en embuscade n'empêchent pas ce lutin facétieux de pourfendre la dévastation de la planète par une surconsommation irresponsable : sous l'ironie, un constat navré de l'espèce humaine qui s'autodétruit dans une indifférence coupable.

Ce livre, conçu comme autant de cartes postales autour du monde qu'il envoie à ses lecteurs, est un petit bijou d'intelligence et d'analyse percutante des situations qu'il traverse : l'autopsie d'un monde en déclin qui se saborde sans états d'âme. Sous l'espièglerie rigolarde et la plume corrosive affleure la sourde inquiétude de l'érosion d'une joie de vivre qui s'éteint peu à peu, dans un climat délétère.


Julien Blanc-Gras : Envoyé un peu spécial (Le livre de poche, 264 p, 8,40 €)

La vie... et au-delà

Joie et douleur mêlées : un père déboussolé tenant son nouveau-né… et son épouse adorée qui décède en mettant au monde leur deuxième enfant.

Malgré son immense chagrin, il va devoir faire face pour élever, seul, Romain, son aîné, et Hadrien, petit garçon ultra-sensible qui voit et communique avec les morts. Mais surtout avec sa maman, toujours à ses côtés. Comment se comporter pour que ce petit être, que l'on a tendance à prendre pour un fou, vive une existence la plus apaisée possible, dans un monde où une rationalité intransigeante impose sa loi, sans laisser la moindre place à ce qui échappe à une explication matérialiste, et qui refuse de s'imposer le moindre doute face à ce qu'elle ne comprend pas ?

Mais les faits, même invisibles pour beaucoup, sont têtus et grâce à une spychologue non dogmatique et une médium très dynamique et bien ancrée dans la réalité, père et fils vont enfin tracer une route possible entre ce qui se démontre et ce qui ne s'explique pas encore. « Avant, la mort […] ne signifiait pas la fin, elle avait un sens. […] La laïcisation de la société a mis le bazar là-dedans. Maintenant la mort n'a plus de sens. Et la vie non plus ».

Ce livre a le mérite d'ouvrir, avec bienveillance, quelques portes sur un monde qui nous fascine même s'il nous fait peur parce qu'étrange, hermétique et inaccessible pour la plupart d'entre nous. Nous avons tant besoin de certitudes.

Laurent Esnault : Parce qu'ils sont là (éditions Sixième(s), 351 p, 19 €)

A la dérive

Alexis, un homme au bout du rouleau, débarque un soir à Brest, chez sa sœur Véronique. Après avoir exercé plusieurs années comme médecin urgentiste, il revient dévasté par ses missions humanitaires sur les zones de conflits. Ce n'est pas seulement cet hôpital syrien où il tentait de sauver des êtres broyés qu'une bombe meurtrière a détruit : toute son existence, sa raison d'être, le sens de son métier ont explosé au même instant.

C'est donc un être à la ramasse qui retrouve ses copains « d'avant » dans leur bar de prédilection. Matthieu, son pote de toujours, lui propose de remplacer quelques temps le médecin de Groix, son père, qui refuse une opération urgente de la hanche pour ne pas abandonner sa patientèle.

D'abord réticent, il finit par accoster sur l'île, désenchanté, en survivant. Et pourtant, la vie qui se montre toujours plus créative que l'on imagine, va le bousculer et le pousser sur des chemins sur lesquels il n'avait pas forcément envie de s'engager, lui qui refuse de s'accorder le droit d'être heureux, quand tant d'autres, ailleurs, vivent dans un enfer permanent.

Parviendra-t-il à trouver enfin sa place, au milieu de ces habitants si accueillants et bienveillants ? Qui voit Groix, voit sa joie : l'adage se vérifiera-t-il encore ?

Sophie Tal Men : La promesse d'une île (Albin Michel, 352 p, 20,90 €)

Résurrection

Un père qui ne se remet pas de la mort de sa femme passionnément aimée quelques années plus tôt, un fils qui en éprouve toujours le manque lancinant. Un impossible deuil. L'épouse et mère disparue, ciment de l'indéfectible reliance : une absence qui prend toute la place dans la vie de ces deux hommes. « Les morts nous laissent bien plus que du vide ». Une omniprésence qui dévore et rend l'abandon plus obsédant.

Quand Victoire, la nouvelle compagne, appelle avant de partir – définitivement ? - Gontran à la rescousse parce que son père va très mal, ce dernier saute dans le premier avion pour l'Espagne. Commence alors le difficile cheminement du fils vers son père. Et réciproquement. Parce que la pudeur qui bâillonne l'un rend impossible l'expression de sa tendresse, parce que l'autre a toujours construit sa vie sans lui, la communication entre les deux s'installe difficilement, oscillant entre blocage et colère.

C'est Léo, le petit fils de quinze ans, pourtant habituellement accro à ses écrans, qui va réparer dans un bel élan de fraîcheur la trame déchirée entre ces deux-là.

Au final, une belle rencontre. Et un très beau livre, fort, poignant, qui dit tout.

Gavin's Clemente Ruiz : Les jours heureux ne s'oublient pas (Albin Michel, 208 p, 18,90 €)

Une vie au rabais

Marcher. Son alpha et son oméga. Son horizon indépassable. Pour oublier cette foutue myopathie et son cortège de douleurs atroces qui rongent lentement ses muscles comme un cancer, et métastase son quotidien. Pour s'affranchir des regards de condescendance, de pitié ou de répulsion. Pour ne plus souffrir d'être transparent aux yeux du monde et subir le rejet des bien-portants. Pour ne plus dépendre des amis affectueux et attentionnés qui l'entourent. Ne plus être réduit qu'à un statut d'handicapé. Libre. Et se débarrasser de la laideur, de la violence, de la solitude qui détruit et de la désespérance qui désagrège.

Quand on lui propose de se porter volontaire pour un nouveau traitement en phase d'essais, il accepte tout de suite. S'émanciper du poids du malheur. Ne plus être un esprit en surchauffe dans un corps léthargique. Connaître enfin le bonheur d'être aimé. Oublier la dégénérescence inéluctable. Atteindre, enfin, comme une échappée belle, l'inaccessible étoile.

Pas de misérabilisme dans la description de la souffrance de ce condamné à vie par l'infirmité, mais une rage bouillonnante galvanisée par un humour foudroyant, la dérision en embuscade, la répartie percutante, comme autant d'uppercuts pour compenser l'atrophie musculaire.

On ressort de la lecture de ce petit chef d'œuvre bouleversant, tragique et magnifique complètement essoré. Ferdinand Laignier-Colonna : un grand auteur est né.

Ferdinand Laignier-Colonna : Marche ou rêve (Héloïse d'Ormesson, 224 p, 19 €)

Sobriété, solidarité

Aux alertes de plus en plus impérieuses du Giec concernant le réchauffement climatique et aux constats accablants des scientifiques de terrain, la classe politique dans son ensemble oppose une redoutable force d'inertie et laisse se détériorer la planète dans une indifférence indigne : « Personne dans la biosphère ne nous surpasse en connerie et en capacité d'autodestruction », reconnaît Guillaume Meurice.

Est-il encore temps d'éviter la catastrophe et par quels moyens ? Pour répondre à ce défi, Dorothée Moisan est allée à la rencontre de ceux qui se battent pour imaginer des solutions et renverser (sans mauvais jeu de mots) la vapeur. Pour ne pas se laisser sombrer dans une éco-anxiété paralysante, tous, quels que soient leurs domaines de compétence, sont unanimes : le seul remède est dans l'action. « Grands ou petits, [nos] actes ont cette puissance inouïe de participer à bâtir une nouvelle société, plus sobre, plus engagée, plus conviviale que celle des gros sous et du chacun pour soi ». Entraide et coopération, plutôt que violence et compétition.

Ecologue, maire, humoriste, étudiant, ingénieur, glaciologue, père de famille, émergicienne ou paysagiste poursuivent le même but et tiennent le même discours : ne pas se décourager, changer ce qui peut l'être, créer de nouvelles technologies en utilisant les ressources locales. Et surtout éduquer les jeunes générations en les amenant à explorer de nouvelles façons de vivre, sans les culpabiliser ni abolir les plaisirs : « lutter "pour" une société désirable, plutôt que "contre" le système industriel actuel ». Créativité devient le maître mot.

« L'homme est capable de tout, y compris d'inverser la tendance ». On ne demande qu'à voir.

Dorothée Moisan : Les écoptimistes (Seuil, 192 p, 13,50 €) Dorothée Moisan 

Femmes libres

L'Amérique triomphante et prospère des années 50 fait rêver le monde avec son american way of life.

Mais sous ce tapis glamour se cache une sacrée crasse. A deux pas d'un Las Vegas dégoulinant de lumières, de casinos et de frivolité, les recherches en physique nucléaire se poursuivre dans le caniculaire désert du Nevada : les essais de bombes atomiques se perpétuent, gagnant chaque fois en puissance. Terrasser le communisme devient l'idée fixe de la belle démocratie américaine.

A proximité du terrain des expériences, une base abrite les familles de militaires et techniciens fiers de participer à la grandeur du pays, qui se réunissent autour de mémorables barbecues pour admirer le spectacle grandiose les jours du lâcher d'ogive.

Dans ce petit monde inconscient et désinvolte, où futilité et commérages fielleux vont bon train, deux femmes sortent du lot. Summer, l'épouse du chef scientifique du NTS, et Charlie. L'une étouffe dans son rôle d'épouse parfaite faire-valoir de son mari. L'autre se détruit sous les coups d'un conjoint alcoolique et violent.

En décrivant la rencontre et la trajectoire de ces deux êtres, Zoe Brisby replonge ses lecteurs dans l'Amérique d'après-guerre, ivre de puissance, qui pose un glacis indifférent sur tout ce qui pourrait une ombre à l'euphorie collective des nantis et à cet idyllique tableau de la toute-puissance nationale : discrimination raciale, maccarthisme, manipulation de l'information concernant les effets à long terme des retombées radioactives…

Toxique mais éclairant !

Zoe Brisby : Les mauvaises épouses (Albin Michel, 336 p, 20,90 €)

Les pétroleuses

Ingrid Diesel, blonde américaine sculpturale, strip-teaseuse incendiaire qui met le feu à la gent masculine. Lola Jost, commissaire à la retraite, qui n'a jamais vraiment raccroché. Deux amies à la vie à la mort, aussi différentes que l'eau et le feu mais très complémentaires, venues passer quelques jours de vacances en Bretagne.

Un incendie criminel qui ravage un élevage intensif de volailles, des antispécistes un brin exaltés, un PDG d'usine voulant imposer la fabrication de viande synthétique, des cadavres qui pleuvent comme à Gravelotte, et les voilà sur le pied de guerre pour démêler un écheveau qui multiplie les nœuds tordus. Sans oublier le séduisant capitaine de gendarmerie, Basile Chauvigny, dit Baz, qui voit d'un très mauvais œil ce duo de détectives amateurs ficher un coin malvenu dans son enquête.

Une intrigue bien ficelée à cent à l'heure, de l'humour à foison, des héroïnes attachantes et dynamiques : on ne s'ennuie pas une seconde.

Dominique Sylvain : Panique en Armorique. Ingrid et Lola enquêtent (Robert Laffont, coll. La bête noire, 264 p, 15,90 €)

Le refuge de la dernière chance

Adrien et Capucine. Deux êtres que la vie a gravement secoués avant qu'ils ne se réparent l'un l'autre (1), par la grâce d'un amour profond et un beau projet : édifier une ferme au milieu de nulle part, perdue dans les sublimes paysages vosgiens, afin d'accueillir d'autres victimes qui ont connu l'enfer, le temps pour elles de se rétablir, sortir de leur champ de ruines et cicatriser leurs estafilades au cœur.

Rémy, Karine et Clémence. Des âmes fracassées qui tentent de se reconstruire dans la poésie du quotidien et la sécurité maternante de la nature, parce que se colleter à "la beauté du vivant et de sa diversité" et prendre soin des plus fragiles s'avère une excellente thérapie pour reprendre pied et sa route. Rémy, l'être le plus charmant qui soit, en libération conditionnelle après avoir purgé une peine de quatre ans de prison ; Clémence, petite souris anorexique qu'une enfance vécue dans la violence a détruite ; Karine, professeure d'histoire et mère d'un grand adolescent, qui a dévissé dans un burn-out pour cause de harcèlement moral. Et Jean, coryphée moderne, vieillard rusé et bienveillant, qui de son banc les surveille de loin et commente ce qu'il observe.

Une découverte inattendue va bouleverser tout ce petit monde.

On retrouve dans ce dernier livre d'Agnès Ledig tout ce qui a fait le bonheur et le succès des précédents : histoire bien ficelée, identification immédiate aux personnages qui finissent par trouver leur juste place, relations authentiques et bienveillantes. Un bonheur de lecture.

Agnès Ledig : Un abri de fortune (Albin Michel, 368 p, 21,90 €)

(1) Voir La toute petite reine.

En sursis

Etat des lieux : "coronukraine", dérèglement climatique, épuisement des ressources, saccage de la biodiversité, indifférence ou choix calamiteux des décisionnaires mondiaux irresponsables. Ça chahute drôlement sur la planète. Conséquence : nous en sommes à la sixième extinction de masse qui pourrait bien se solder par celle de l'espèce humaine.

Comment alors naviguer entre Charybde et Scylla sans être définitivement englouti, corps et bien ? Quelles solutions pour échapper à cet Armageddon et en ressortir sans trop de casse ? Est-il encore temps de fuir l'agitation d'un monde déréglé que quelques décennies de douceur de vivre et d'insouciance n'ont pas préparé à affronter ?

Peu de pistes, mais impératives : se transformer intérieurement avant de changer son environnement ; renoncer à une consommation intempestive ; faire le choix d'une sobriété heureuse sans être sacrificielle ; combattre sa peur de l'inconnu et innover d'autres comportements solidaires et plus responsables. Une transition délicate, voire douloureuse, qui peut en décourager plus d'un.

En déambulant avec une amie à travers toute la France, l'auteure inventorie les modèles de vie en communauté existants, mis en place par des précurseurs partageant des valeurs communes. Mais choisir de s'installer dans un nouveau lieu de vie collectif n'est pas chose aisée. Il faut s'accommoder de l'écart entre son désir et la réalité, tester sa capacité d'adaptation, prendre en compte la situation géographique et climatique du lieu, son potentiel évolutif à long terme, l'implantation médicale, des transports et des services publiques : autant d'inconnues dans une équation difficile à résoudre.

Le confinement a donné un coup de frein salutaire pour redéfinir ses priorités, opérer un retour à la nature et à un mode de vie plus conforme aux aspirations de l'homo sapiens, loin des contingences imposées par une société en folie.

Il est grand temps de faire sienne la sagesse du Candide de Voltaire et cultiver notre jardin pour le transformer en éden.

Laure Noualhat : Bifurquer par temps incertains (Tana éditions, 256 p, 19,90 €)

Protections

Nous avons trop longtemps rendu un culte aux dieux du matérialisme débridé pour ne pas ressentir aujourd'hui l'impérieux désir de nous recontacter au sacré sous toutes ses formes. D'où un appel pressant de se construire, chez soi, un autel personnel, accès intime au divin, hommage respectueux envers ses défunts ou vœux à exaucer. Une parenthèse pour accéder à cet au-delà de soi, qui crée un pont entre le visible et l'invisible apportant harmonie et plénitude.

Rien de plus facile de le concevoir, il faut juste mettre en marche son imagination et activer sa créativité pour opérer un retour sur ce qui est important dans sa vie. Peu importe qu'il soit religieux ou profane, éphémère ou pérenne : l'essentiel est de se recentrer pour mieux continuer sa route dans la plénitude et la joie, dans un monde de plus en plus chaotique. S'y recueillir est un moment magique d'intense émerveillement et de paix, une bulle de régénération, "un endroit pour ralentir et se retrouver".

Dans ce livre merveilleusement illustré, les auteures réalisent toutes sortes de petits sanctuaires pour nous guider dans l'optimisation de cet espace si particulier : lumières, encens, symboles, décorations, objets personnels, offrandes... et s'inventer des rituels pour la paix de l'âme et "relier notre existence matérielle à notre dimension subtile et spirituelle".

Raphaële Vidaling, Sandy Rousson : Autels intimes. Un coin sacré pour soi (Tana éditions, 208 p, 25 €)

Tombé(e)s sur la tête


Bienvenue chez les dingues ! Pour la troisième année consécutive, Michel Onfray publie son journal de bord, ici pour l'année 2022, et l'on constate que l'insondable bêtise, l'infinie médiocrité, la prétention décomplexée et l'abyssale inculture de ceux qui se prennent pour l'élite de la nation et abusent de leur petit pouvoir pour squattent ad nauseam les plateaux télé et autres médias, sont plus vigoureuses que jamais. Beaucoup dans la crétinerie atteignent des sommets, surtout lorsqu'ils se mêlent de l'intimité d'autrui et font du wokisme, de la théorie du genre ou des questions sexuelles l'alpha et l'oméga de leurs combats. Dans ce domaine, certains tutoient même les étoiles.

Ces idiots pitoyables, arrogants et donneurs de leçons, qui ne sont pas à une incohérence près, prêteraient à rire s'ils n'étaient à ce point pétris de leur importance et n'avaient l'impudence, toute honte bue, de vouloir imposer à l'ensemble de la population leur vision démente et névrosée de la société. Occupant dans tous les domaines des postes-clés, ils pratiquent violemment et sans vergogne un terrorisme de la pensée, promettant les pires châtiments aux réfractaires à leur monde orwellien. Staline pas mort.

Alors que faire ? Profiter de la vie et attendre patiemment que ces baudruches inconsistantes se dégonflent d'elles-mêmes et imiter Le Canard enchaîné en décernant des noix d'honneur à tous ces arrogants méprisants qui plastronnent, bouffis de leur importance. Faire partie du jury serait savoureux, mais nous condamnerait à un travail de Titans : ils sont trop nombreux et difficiles à départager.

Michel Onfray : La nef des fous. Des nouvelles du bas-empire. Tome 3 (Bouquins essai, 264 p, 20 €)

Le bras séculier de la justice


Pas flambard le major Windham, quand il entreprend une cure de désintoxication dans un ashram paumé de l'Assam. Le sevrage d'une longue addiction à l'opium est douloureux. C'est même ce qui se rapproche le plus de l'idée qu'il se faisait des tourments de l'enfer.

Mais le pire est à venir : un curiste se fait assassiner et voilà qu'un fantôme malveillant resurgi du passé ravive de cuisants souvenirs, ajoutant de la tourmente à l'angoisse.

L'intrigue se révèle cette fois particulièrement corsée, avec d'incessants allers-et-retours entre passé (Londres, février 1905) et présent (Jatinga, février 1922). Dans ce nouvel opus, Abir Mukherjee innove en accordant une large place aux problèmes suscités par l'immigration, le racisme et l'antisémitisme, à la situation bouillonnante de cette Inde qui voit monter une haine contre ce si méprisant colonisateur bouffi de sa supériorité.

Grâce au ciel, l'on retrouve quand même, tout au long de l'ouvrage, cet humour anglais si particulier de l'auteur, que l'on ne peut pratiquer que par un grand détachement face à des situations compliquées. Il faut savoir prendre du recul par rapport à ce qui arrive pour en apprécier toute la subtile dérision.

Abir Mukherjee : Le soleil rouge de l'Assam (Liana Levi, 416 p, 21 €)

Petits meurtres entre amis


L'aristocratique Archibald de La Rochette, propriétaire du château, Philippe Dessart, professeur à la retraite qui joue les intellectuels, Bernard Poisson, pharmacien timide et introverti, Iris, mère au foyer, Joanne Servier et son frère Eliot et enfin la très perspicace Pierrette Bozoul, la doyenne qui en huit décennies a vu passer tous les habitants de Marcolès dans son épicerie, recueillant leurs secrets, petits et grands : tel est l'indéfectible fan club d'Agatha Christie qui se réunit chaque semaine à la médiathèque animée par la très charmante Odile, pour débattre à l'infini de tous les romans de la « Duchesse de la Mort ».

Mais les séances hebdomadaires de discussions fébriles autour de l'œuvre de la grande dame ne leur suffit plus : ils imaginent lui consacrer un colloque dans leur petit village du Cantal et envisagent de faire venir pour l'occasion des experts.

La brochette de ceux qui ont répondu à leur invitation ne sera peut-être pas à la hauteur de leurs attentes, mais les meurtres qui se dérouleront durant le week-end seront plus rock-and-roll et plus tordus que l'escape game que certains membres ont imaginé en secret pour corser ce séminaire, en s'inspirant des romans de la reine du crime.

Sylvie Baron : Les petits meurtres du mardi (Calmann-Lévy, 270 p, 14,90 €)

Da Vinci code : le retour ?


Patricia Darré se fait de plus en plus connaître comme la médium privilégiée des personnalités de l'Au-delà. Dans son dernier livre, ce n'est rien moins que le Grand Maître de l'ordre des Templiers, Jacques de Molay brûlé jadis en place publique sur l'ordre de Philippe le Bel, avec la complicité du pape Clément V, et quelques Templiers condamnés avec lui qui lui adressent leurs directives : notre planète et l'humanité sont en grand danger et nécessitent plus que jamais l'intervention d'initiés dépositaires de leur enseignement. Que ne se sont-ils manifestés à des périodes plus sombres de l'Histoire qui ont sacrifié tant de centaines de millions de gens !

Pour répondre à leurs injonctions, l'auteur se plonge dans l'histoire de ces moines-soldats qui vont lui faire rencontrer les personnes idoines pour mener à bien sa mission et lui proposer de se faire initier dans l'Ordre.

On reste perplexe à la lecture de cet ouvrage. L'auteur est-elle une allumée (mais pour quelqu'un qui recherche la lumière, elle est sur la bonne voie) qui croit à ce qu'elle raconte et interprète dans le sens de sa chimérique idée fixe tout ce qui lui arrive et voit des synchronicités dans la pluralité de ses étonnantes rencontres ? A-t-elle trouvé le bon filon pour multiplier conférences et ses livres best-sellers qui se vendent si bien en ces temps troublés ?

Accordons-lui le bénéfice du doute. A chacun de trouver la réponse qui lui convient.

Patricia Darré : Le templier m'a dit (Michel Lafon, 208 p, 18,95 €)

Exploration en terre inconnue


Au début, on se demande si le titre du livre ne serait pas quelque peu usurpé. Dans un état des lieux sans concessions, le très scrupuleux médecin Philippe Abastado se garde de jeter un voile pudique sur les importantes modifications de l'âge. De renoncements en capitulations, la vie des seniors se racornit : outre les inévitables dégradations physiques (et parfois mentales) et les maladies lourdement invalidantes qui réduisent le champ des possibles si nombreux de la jeunesse, le 3e âge se voit contesté son utilité dans la société. L'image de la déchéance qu'il revoie est si sordide, qu'on préfère l'enfermer dans les Ehpad, ces nouveaux mouroirs.

La longévité, à laquelle on peut prétendre grâce aux progrès de la médecine et l'amélioration des conditions de vie, devient un champ d'expérimentations uniques pour la génération des baby-boomers, qui doit créer un nouvel art de se comporter dont il ne peut trouver exemple dans les générations précédentes. Et si quelques portes sont à jamais fermées, d'autres restent grandes ouvertes pour tester ce que toute une vie de labeur a empêché d'approfondir : prendre le temps de vivre à son rythme, consacrer de précieux moments à leur famille et aux multiples loisirs qui désormais leur sont offerts, être enfin libres de s'organiser selon son bon plaisir, sans obligations...

Et, comme le reconnaît si bien le sage Bernard Pivot, « le grand privilège de l'âge, c'est d'être encore en vie » . Heureux homme !

Philippe Abastado : Petit traité du vieillissement heureux (Albin Michel, 288 p, 21,90 €)

France : bilan globalement... ?


Depuis quelques années, on allait droit dans le mur. La Covid 19 et la guerre qui fait rage en Ukraine ont donné un méchant coup d'accélérateur à l'effondrement qui se préparait. Le monde a sérieusement dévissé et nous sommes entrés dans une zone de turbulences où plus rien ne semble maîtrisable : certitudes et avenir assuré ont volé en éclats, creusant le lit de la peur, du repli sur soi, gelant toute tentative pour y faire face. Nous sommes à un cheveu d'une catastrophe mondiale qui entraînera tous les pays dans la chute.

Comment, avec tous nos atouts, avons-nous pu en arriver là ?

Dans une analyse claire et circonstanciée, François Lenglet énumère tous les facteurs qui ont conduit la France, jadis prospère et heureuse, à un tel déclin : mondialisation sauvage siphonnant les emplois mais qui, grâce à une production à un coût dérisoire à l'autre bout de la planète, décuple le pouvoir d'achat de ses habitants, avec cependant pour corollaire une grave dépendance pour (entre autres) la fourniture de médicaments et la fabrication de tous éléments électroniques; dette abyssale; sujétion au modèle dominant (les Etats-Unis) qui impose dans tous les domines un système de valeurs basé sur une surconsommation effrénée et un captage sauvage des ressources de la planète; émergence de pays (Chine, Inde) qui veulent aussi leur part du gâteau et taillent de sévères croupières à la domination occidentale... la liste est longue.

Alors tout est perdu et n'avons-nous plus qu'à nous couvrir la tête de cendres ?

Pas forcément car...les prix du transport par bateau qui ne cessent de flamber, l'immobilisation de milliers de containers pour cause de pandémie nous laissant démunis de produits de première nécessité couplés à la crise climatique et ses contraintes de réduction kilométrique, rendent moins attractifs une fabrication délocalisée qui commence à vouloir regagner sa base : "L'illusion [...] d'une économie toute puissante qui dictait ses lois aux citoyens et à leurs représentants, est dissipée". S'ajoutent la renationalisation des capitaux générée par le dégonflement de la bulle boursière, la revendication accrue d'une souveraineté nationale, un savoir-faire et une créativité toujours en mouvement, des terroirs viticoles toujours plus attractifs, sans oublier les beaux fleurons de l'aéronautique et du spatial dans notre manche... "Partout, les électeurs veulent reprendre le contrôle. Face aux élites qu'ils récusent, pour être faibles ou impuissantes face aux intérêts du grand capital et de l'étranger"... La résistance s'organise.

Des lendemains qui chantent en préparation ?

François Lenglet : Rien ne va mais... (Plon, 256 p, 16,90 €)

A la fin de l'envoi... je touche !


Qui, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, n'a rêvé de clouer, d'une phrase cinglante, le bec au malappris qui le prenait de haut ? Qui ne s'est maudit d'avoir si peu l'esprit d'à-propos pour se retrouver humilié par un mufle sans intelligence le crucifiant d'un trait, même pas d'esprit, trempé dans le curare de la méchanceté, de la fatuité et du mépris facile ?

Trouver (beaucoup) plus tard la répartie mortifiante qui anéantira le goujat sur l'autel de sa bêtise crasse ne répare en rien son ego bafoué. N'est pas Cyrano qui veut.

Un livre vient fort pertinemment au secours de notre cruel manque d'imagination, en proposant pas moins de trente-sept ripostes pour moucher avec panache toutes sortes de fâcheux.

Drôle, caustique, absolument délicieux !

Julien Colliat : L'art de moucher les fâcheux. Les secrets de la répartie en 37 stratagèmes (Le cherche midi, 204 p, 14,80 €)

2022

Intrépide nonna


Quand un jour la superstitieuse Gina consulte une cartomancienne, cette dernière lui annonce une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est qu'elle va gagner une très grosse somme d'argent. La mauvaise, c'est que la mort frappera peu de temps après cela.

Gina oublie la prédiction jusqu'au jour où elle ramasse le pactole au casino d'Enghien. A plus de quatre-vingts ans, c'est le choc. Et que faire d'une telle somme ? La stupeur passée, la grand-mère décide alors qu'avant de quitter définitivement la planète, elle va l'employer à remercier toutes les bonnes âmes croisées en chemin et qui lui ont changé la vie. Ce qui l'amène à un sacré tour du monde, à l'insu de Chloé sa petite-fille chérie et d'Olga son amie de toujours... qui ne l'entendent pas de cette oreille.

Personne n'échappe à l'âge du bilan. Certes, ces rendez-vous jalonnent l'existence, mais arrive un moment où le solde de tout compte se fait impérieux. Afin de refermer dans la quiétude le grand livre de la vie. Un bilan comptable où tous les secrets de famille - et ils sont nombreux - vont être mis au jour, causant une véritable déflagration impactant les descendants qui reçoivent "en héritage tous les non-dits, toutes les peurs, les croyances, les doutes les plus terribles, les secrets inavouables". Des secrets lourds de conséquences qui peuvent perdurer sur des générations entières, cryogénées par le terrible regard des autres, et dont la révélation opère une sacrée modification de trajectoire, avec "la sensation que désormais, plus rien ne sera comme avant".

Dès la première page, le lecteur est happé par cette histoire et ne peut lâcher le livre avant la fin tant il est passionnant et plein de rebondissements. Si nous avons bien affaire à une fiction, l'auteur truffe son récit d'événements qui ont eu lieu et dont certains sont passés aux oubliettes de l'histoire : le massacre d'Italiens à Aigues-Mortes en 1893, les sombres heures de l'Occupation nazie et son cortège de dénonciations entre citoyens, le traitement inhumain des émigrés abordant le rivage d'Ellis Island après avoir voyagé comme du bétail sur les bateaux "de l'espoir"... De pertinentes remarques sur l'évolution de notre société et son jargon technologique viennent ponctuer ici et là le récit : "ça n'est pas facile de passer en l'espace d'une vie de la préhistoire technologique à cette connexion permanente".

Drôle, émouvant, joyeux.

Julien Sandrel : Merci, Grazie, Thank you (Calmann-Lévy, 360 p, 19,50)

Less is more


Dernière tendance déco à la mode, le Japandi est l'enfant naturel du wabi sabi japonais et du hygge des pays scandinaves, tous deux profondément ancrés dans leur culture d'origine. Ils se rejoignent dans un esprit d'harmonie et de dépouillement, de discrétion et de minimalisme chaleureux pour une qualité de vie supérieure : ordre et beauté, calme et volupté.

Pour créer cet environnement de douceur et installer une ambiance zen propice au ressourcement, ce style unique privilégie les lignes épurées, les couleurs neutres et les matériaux naturels. Tout superflu est éliminé, seule prime la fonctionnalité : "simplicité, efficacité, élégance et amour du détail".

Richement illustré d'exemples tirés des créations de décorateurs scandinaves et japonais, ce livre est une mine d'or pour se fabriquer un intérieur-cocon, favorable au repos du corps et de l'esprit.

Agata et Pierre Toromanoff : L'esprit Japandi. A la croisée des design japonais et scandinave (La Martinière, 160 p, 20,90 €)

Plus vraie que nature


Autant Pierre s'est toujours trouvé en symbiose avec son père - prématurément disparu - autant il n'a cessé d'être en conflit larvé avec sa mère. Simone est le type même de la génitrice redoutable : d'une stupéfiante beauté, intrusive, d'un aplomb phénoménal, s'incrustant sans complexe dans la vie d'un fils, écrivain et marié, auquel elle ne cesse de reprocher de ne jamais en faire assez, jamais comme il faut. Une femme trop : trop entière, trop aimante, trop caustique, ne ratant jamais une occasion d'épingler d'un humour vachard tous ceux qui se mettent en travers de sa relation avec son fils, à commencer par sa belle-fille Tiphaine.

Une mère qui pousse l'anticonformisme jusqu'à succomber, le jour de l'enterrement de son cancérologue, d'un coup du cercueil tombé malencontreusement des mains de l'un des porteurs. Cette femme qui n'a jamais rien fait comme les autres, continue par-delà de la mort à pourrir la vie de son enfant chéri. Pour éviter une confiscation de son permis de conduire que le fils a usurpé, la défunte, qui a échappé aux radars de l'administration, se voit convoquer pour un stage de récupération des points.

C'est alors que Lucie Castagnol entre dans la vie de l'auteur. Commence ainsi un festival de situations cocasses d'une drôlerie décapante et tendre, qui le forceront à se dépatouiller d'un complexe d'Œdipe maousse costaud.

Truculent, le récit d'une vivifiante insolence nous fait caracoler de fous-rires en émotions, à un train d'enfer.

Didier van Cauwelaert : Une vraie mère... ou presque (Albin Michel, 208 p, 19,90 €)

La loi du talion


Rage de dent : quelle délicieuse expression pour exprimer à la fois le mal de chien qui vous explose la boîte crânienne et vous plonge dans un tel état de douleur, que la fureur qui peut vous pousser à toutes sortes d'extrémités. Est-ce la raison pour laquelle on retrouve, dans son fauteuil de tortures, l'ensemble de ses crocs percés d'une fraise hargneuse, le cadavre de Frederick Gilchrist, si expert dans la maîtrise du davier qu'il arrache toutes les dents de ses patients?

Qui (et pourquoi) a bien pu être animé d'une telle haine ? Les suspects ne manquent pas qui, pour diverses raisons avaient un bon mobile pour vouloir faire la peau à cet escroc : le voleur de l'énorme recette du bingo du week-end ? Un détenteur d'alambic clandestin se livrant à une contrebande d'alcool à grande échelle ? Des amoureuses flouées ?

Au fur et à mesure de l'enquête d'Hamish Macbeth, les langues se délient (rien n'est jamais secret dans ce coin perdu des Highlands), sans pour autant le mener sur la voie du coupable tant les routes divergent.

Pauvre Hamish, amoureux toujours éconduit, cantonné au rôle de sous-fifre par une hiérarchie incompétente, jalouse de ses dons d'investigation. Pourtant de bonnes intuitions le font toujours pointer les incohérences des dépositions et détecter les mensonges des prévenus, qui lui permettent, in fine, de démasquer le coupable.

M.C. Beaton : Hamish Macbeth : dent pour dent (Albin Michel, 306 p, 14,90 €)

Destins


Curieux comme un événement, parfois anodin, peut changer le cours d'une trajectoire qui semblait pourtant gravée dans le marbre. Un point de bascule, souvent insignifiant, et voilà une existence qui vole en éclats pour se reconstituer autrement, identités diffractées se satellisant à d'autres soleils. Une reconstruction volontaire contre la famille ou l'environnement sociétal, portée par une détermination insoupçonnée... avec, parfois, des petits coups de pouce de la chance.

Quand les femmes se racontent, leur vie devient un roman. Sous la plume attentive et bienveillante d'Annick Cojean, trente-trois personnalités aux antipodes les unes des autres, dévoilent ce qui un jour a orienté différemment un destin tracé d'avance. "Des cheminements faits de soubresauts, de prises de conscience, de batailles et rencontres décisives". Certaines reviennent de loin, mais toutes ont été poussées à se redéfinir pour s'imposer et trouver leur juste place. Pour ne pas mourir en ne s'accomplissant pas, pour que leur passage sur terre ait un sens. "Qu'est-ce que le bonheur, sinon le simple accord entre un homme et la vie qu'il mène" (Albert Camus). Ne pas se résigner. Jamais.

Des parcours passionnants, des histoires courtes mais intenses et dépouillées jusqu'à l'os, des fêlures taillées comme des diamants dont les multiples facettes accueillent et renvoient la lumière. Il y en a des glaçantes (Mona Ozouf), des apaisées (Marie-Christine Barrault), des solaires (Line Renaud), des combatives (Barbra Hendricks, Marjane Satrapi), des rebelles jusqu'à la rage (Gisèle Halimi), celles que les épreuves ont transformées en sages et celles qui ont fait de leur combat un incessant règlement de comptes. "Se sentir responsable est aussi une façon de n'être pas victime et de ne pas subir" (Isabelle Carré).

Une autre route est toujours possible...

Annick Cojean : Nous ne serions pas arrivées là si... (Grasset-Le Monde, 400 p, 22 €)

Célèbre à tout prix


En Ecosse comme ailleurs, le milieu télévisuel est une foire d'empoigne où des egos surdimensionnés se livrent une guerre sournoise où tous les coups, surtout les plus tordus, sont permis.

Jamie Gallagher, scénariste vedette de BBC Scotland a disparu du lieu de tournage. Tous les membres de l'équipe ont une bonne raison de vouloir faire la peau à ce soudard aviné, prétentieux et méprisant. A commencer par Patricia Martyn-Broyd, auteure snob et hautaine du polar dont on a dévoyé l'œuvre en en tirant un scénario quasi porno-pop; Fiona King, la productrice, que cet abruti fait virer parce qu'elle contrecarre tous ses plans foireux de mise en scène et de choix de décors; Sheila Burford, secrétaire à tout faire, qui expulse manu militari ce Weinstein qui tente de lui imposer un rapport non consenti; le mari jaloux de l'actrice principale qui doit jouer intégralement dévêtue; Jimmy MacLeod qui l'accuse d'imposture en apportant la preuve du plagiat monumental sur lequel est bâti la renommée de cet usurpateur; Jessop, le pasteur intégriste, furieux de voir sa paroisse se transformer en antre du stupre et de la fornication. Sans oublier tous les habitants de ce village des Highlands qu'une perspective de passage à la télé met en ébullition.

Et comme un malheur n'arrive jamais seul, les cadavres commencent à tomber comme à Gravelotte, autour d' Hamish Macbeth, dont la sagacité finira par triompher de l'imbroglio complexe d'une enquête qui ne manque pas de sel. Avant de retourner à sa vie bien tranquille de policier lambda.

M.C. Beaton : Hamish Macbeth : sous le feu des projecteurs (Albin Michel, 324 p 14,90 €)

Et Dieu créa la femme...


Dans les mythes, contes et légendes constitutifs de notre socle civilisationnel, l'image de la femme est tout sauf positive : insolente (Lilith), désobéissante (Eve), tentatrice (Daphné), trop indépendante (Bilkis la reine de Saba), libertaire (la reine des neiges), méchante comme une teigne (Méduse, sorcières), jalouse (belle-mère de Blanche-Neige), guerrière (Amazones, Jeanne d'Arc, Pocahontas), trop curieuse (la femme de Barbe Bleue), ambigüe et retorse (chevalier d’Éon), rusée (Shéhérazade), castratrice (Judith), victime (la petite sirène), envahissante (Cybèle).

Celles qui tirent leur épingle du jeu et sont montrées en exemples ne sont guère attractives : fidèles (Pénélope), bienveillantes et au service exclusif des autres (les fées), vierges donc pures (Marie). Pas d'autre alternative que d'être des êtres fragiles qui subissent et ne sont sauvés que par une virile protection (père, frère, futur époux) ou de s'assumer en personnes libres qui s'émancipent de cette tutelle et de ce fait mises au ban de la société, quand elles ne sont pas condamnées au bûcher.

Les hommes sont attirés par le pouvoir et son exercice. Les femmes sont intrinsèquement puissantes : à l'origine était la déesse-mère - Cybèle, Gaïa - garante de la protection de la terre, responsable de sauvegarde des espèces et du vivant. D'où une volonté masculine plurimillénaire de les asservir, les violenter, les casser, les humilier, tout en les faisant apparaître comme des monstres hideux, des harpies qui menacent l'équilibre sociétal, ou de les présenter comme de pauvres naïves immatures (cloches) sans défense.

En replaçant chaque héroïne dans son contexte historico-culturel illustré de dessins d'une drôlerie inouïe Blanche Sabbah, par son interprétation innovante des contes servie par une analyse pointue d'une intelligence rare, nous fait cadeau d'un salutaire renouvellement sémantique des mythes fondateurs de l'Occident et décrypte les tortueux méandres de la psyché humaine, formatée par des siècles de sociétés patriarcales oppressives.

Une réinterprétation féminine, féministe, joyeuse et (im)pertinente qui fait sortir les filles d'Eve de l'alternative "maman ou putain" et de l'état victimaire où on les enferme depuis la nuit des temps. Une catharsis qui met en évidence le pouvoir guérisseur et libérateur de l'acte de raconter, en imposant de nouvelles interprétations des récits légendaires. "Certains lisent des histoires pour s'endormir, moi je pense qu'elles servent à nous réveiller" (Nahman de Braslav).

En conclusion, et pour paraphraser Voltaire : Dieu créa la femme à son image. Mais elle le lui a bien rendu.

Blanche Sabbah : Mythes et meufs (Dargaud, coll. Mâtin!, 136 p, 18 €)


Vous avez dit bizarre ? Nous sommes une palanquée à ignorer depuis toujours ce que sont une vessie natatoire, l'hyperloop, le Deep Blue, l'aposématisme, les platistes et autres cryptozoologie et arribada. Force est de reconnaître que l'on ne s'en porte pas plus mal. Mais avec Fabcaro et Julien comme éducateurs, il serait vraiment dommage de ne pas étendre notre champ de connaissances. Tandis que l'un éclaire notre lanterne de façon succincte et intelligente en définissant plus d'une quarantaine de concepts souvent farfelus, l'autre délire en les illustrant de manière complètement loufoque et décalée. Hilarant !

Fabcaro (scénario), Julien/cdm (dessin) : Zéropédia : Tout sur tout (et réciproquement), volume 2 (Dargaud, 96 p, 15 €)

Apprentissage


Hamet est un petit garçon intelligent et sympathique, qu'un désir de liberté et d'émancipation préadolescentes, allié à l'enseignement de l'école des "Blancs", pousse parfois à l'insolence : il sèche l'école, ment volontiers pour se sortir de situations délicates... Et vivre dans la ville de Bamako accentue encore ses penchants à la rébellion.

Pour le remettre sur le droit chemin, ses parents l'envoient passer quelques mois au village reculé de sa grand-mère paternelle, histoire de lui apprendre le respect des coutumes ancestrales. Un apprentissage qui va le faire mûrir et le conduire doucement à devenir adulte.

A la fois héritiers d'une longue lignée de griots dont la culture orale métamorphose les récits au gré du temps et du public, et façonnés par une langue française très codifiée par des siècles de peaufinage aristocratique, les écrivains d'Afrique de l'Ouest ont une façon absolument délicieuse de raconter des histoires. Mariant ces deux influences aux antipodes l'une de l'autre, nourris de deux univers mentaux qui se télescopent, ils inventent une langue pétillante, drôle, riche de tournures de phrases et d'images typiquement africaines : "Car on peut accepter et endosser les erreurs du débutant, mais s'il rapporte de la boue d'échec, sa mère seule l'aidera à crépir sa case de honte".

Cet accouplement savoureux de la langue maternelle, celle du cœur, et de celle véhiculant les nouvelles connaissances, engendre une littérature colorée et originale d'une poésie rare : "Nous sommes aux champs. L'horizon colline-ciel semble mal cousu. Le soleil est suspendu comme un bouton de secours serti de diamants dont la lumière rayonne le jour. L'air est enfermé dans les poumons de la terre qui ne respire plus." Magnifique !

Diadié Dembélé : Le duel des grands-mères (JCLattès, 224 p, 19 €)

Fichez-vous (et nous) la paix !



Enfin un médecin qui ne se croit pas autorisé à se comporter en ayatollah brandissant interdictions et injonctions contradictoires, diktats et anathèmes, pour la soi-disant sauvegarde de notre santé.

Jimmy Mohamed reprend dans son bréviaire tous les comportements simples et de bons sens, faciles à adopter, qui ont fait leurs preuves au fil des années. Quelques petits réglages à opérer pour mettre en place les ajustements nécessaires et nous pourrons caracoler longtemps et sans mauvaise conscience sur une monture pas trop cabossée, jusqu'au terme d'une existence bien remplie en plaisirs petits et grands, à nous généreusement octroyés.

Démonstrations claires, conseils judicieux, humour (j'ignorais que ces messieurs pratiquaient de plus en plus un lifting de leurs testicules !) couvrant tous les désagréments et autres problèmes plus sérieux auxquels nous pouvons être confrontés dans notre vie : pour une bonne hygiène de vie, il n'y a plus qu'à suivre la route claire et joyeuse du Dr Jimmy Mohamed. Avec lui, la préservation de notre santé ne vire pas à l'expédition punitive.

Dr Jimmy Mohamed : Zéro contrainte. Surtout ne changez rien ! (Flammarion, 270 p, 18 €)

Anatomie d'un suicide


Franz-Olivier Giesbert n'est ni le premier ni le seul à faire le constat accablant d'une France qui se délite et sombre chaque jour davantage. D'autres avant lui, cassandres de la Ve République et non des moins talentueux, ont dans de brillantes analyses très sérieusement documentées parfaitement décrit son lamentable naufrage. En pure perte, semble-t-il, puisque rien ne semble arrêter l'engloutissement du Titanic hexagonal.

Dans cette série de chroniques qui courent de 2017 à 2021, l'auteur va prendre le taureau par les cornes de l'insolence et pointer du canon de sa kalachnikov tous les incapables aux manettes. Un belle brochette de ganaches incompétentes, confites dans la haute opinion d'elles-mêmes et le mépris du reste de la nation, persuadées d'être les élites indispensables du pays (défense de rire), championnes toutes catégories de l'égoïsme, de la prétention et de la fatuité.

Dans la longue liste des amateurs, à tout seigneur, tout honneur : le chef de l'Etat qui au début bénéficie de l'indulgence du commentateur avant de se faire étriller par l'amoureux déçu. Suit la longue cohorte des "politichiens" comme les appelait le Général, tous plus pitoyables les uns que les autres, la justice vérolée dont une bande de procureurs acharnés instruit à tout va des procès en sorcellerie au mépris de toute équité, sans oublier les médias, pousse-aux-crimes aveuglés par la haine, qui piétinent allègrement la réalité têtue des faits pour nourrir leur propagande, trahissant toute honte bue ce qui devrait faire l'honneur de leur profession : l'information honnêtement restituée

Ce règlement de comptes d'un citoyen trahi nous vaut de belles pages d'un humour ravageur et d'une causticité sans concession. Un dézingage désopilant d'une truculence inspirée, jouissif coup de pied dans une fourmilière putride et gangrenée jusqu'à la moelle.

Dans son désert des Tartares, Franz-Olivier Giesbert appelle de ses vœux le nouveau de Gaulle, être providentiel courageux, honnête et droit, qui remettra debout ce "cher et vieux pays" et ferait un état des lieux sans concessions avant de s'attaquer aux écuries d'Augias.

Dans ses rêves !

Franz-Olivier Giesbert : En attendant de Gaulle... (Albin Michel, 320 p, 19,90 €)

Une vie par procuration


Deux sœurs : quand elles perdent leurs parents dans un accident de voiture, l'une, Adélie, n'est encore qu'une enfant joyeuse et légère; l'autre, Capucine, s'apprête à entamer de brillantes études de médecine, dans la droite ligne d'un père éminent chirurgien cardiaque en pédiatrie, qu'elle admire plus que tout.

Ce coup de frein brutal du destin va conduire l'aînée à revoir ses priorités. Elle sacrifie la réalisation de son rêve pour s'occuper de sa cadette et lui éviter un placement traumatisant en foyer d'accueil.

C'est toute la vie de Capucine qui s'écroule quand plus tard Adélie lui apprend qu'elle abandonne ses études de médecine, alors qu'elle vient de réussir du premier coup sa première année, pour suivre la voie aléatoire du sauvetage de la planète. Elle ressent douloureusement ces répétitions d'abandon : celles de sa mère, puis de son père et enfin de sa sœur, à laquelle elle reproche  sa "trahison".

Ce n'est pas une bonne idée, quand on n'a pu se réaliser dans son choix de vie, de vouloir le faire porter par autrui. Et l'on a vite fait de reprocher à l'autre les concessions qu'il ne nous a jamais demandé de faire et d'en ressentir une amère déception. L'on est alors blessé de ce que l'on considère comme un manque de reconnaissance, de bienveillance et d'amour, alors qu'il ne s'agit que de liberté de choix et de volonté d'en assumer les conséquences.

Comment se reconstruire après un traumatisme qui a donné un coup de frein brutal à un avenir radieux et plein de promesses et tracer d'autres routes que celles qui nous faisaient rêver ? Que la décision d'autrui fait tout s'écrouler autour de soi ? Que l'on a fait la concession de soi-même et érigé sur du sable des murs de protection que l'on croyait solides ?

Comme toujours chez Agnès Ledig, les rendez-vous ne sont manqués qu'en apparence. Encore faut-il savoir décrypter les signes du destin, qui prend parfois la forme d'un être aussi cabossé que soi mais qui fait sortir de l'ornière grâce à des sentiments aussi puissants et rares que l'empathie, la bienveillance et, bien sûr, l'amour. "Dissiper la peur chez les autres, en montrant qu'il est possible de survivre à certaines réalités qu'on pensait insurmontables".

"Certaines rencontres sont là pour recoller les morceaux".

Agnès Ledig : La toute petite reine (Flammarion, 357 p, 21,90 €)

Dieu incognito


Hasards, synchronicité, coïncidences, signes du destin... Qui n'a expérimenté dans son existence ces curieux événements qui induisent de curieuses sorties de route et donnent une autre coloration à son parcours ? Mais pour que des rencontres fortuites prennent sens, il faut se montrer vigilant : "Il n'y a pas de hasard... il n'y a que des rendez-vous qu'on ne sait pas lire" (Jérôme Touzalin).

Ces brusques changements qui surviennent parfois dans nos vies bien organisées nous ravissent parce qu'ils sont ludiques, et cassent une routine un peu lassante. Ils "nous amènent à nous percevoir différemment, à élargir la vision que nous avons de notre propre existence ou à mieux nous comprendre nous-mêmes, ainsi que les autres et le monde dans son ensemble" (Robert H. Hopcke). Comme si un ange gardien nous montrait le chemin.

Alain Stanké répertorie dans son livre de très nombreux cas où "Dieu s'est promené incognito" , selon la formule d'Einstein, pour redresser une trajectoire ou protéger d'un sort funeste. Et, en revisitant notre passé, nous nous apercevons que nous aussi avons souvent bénéficié de ces clins d'œil du destin, que nous avons su interpréter... ou pas.

Alain Stanké : Le hasard n'existe pas... Je l'ai rencontré (Hugo-Doc, 224 p, 16,50 €)

Amour éternel


On connaît tous la légende de Pygmalion, sculpteur de Chypre, lieu de naissance d'Aphrodite, épris de sa statue qu'il nomme Galatée parce que, taillée dans de l'ivoire, elle en a le teint laiteux. Nouveau démiurge tombé amoureux de sa création, il ignore les femmes de chair et de sang de ce lieu de perdition, les fameuses Propétides, maudites par la déesse tutélaire de l'île qui les a condamnées à la lubricité pour l'avoir reniée.

Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre

Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière
(Baudelaire)

Que faire d'une passion pour un bloc de pierre qui ne répondra jamais à vos caresses ni à vos sentiments ? Serge Le Tendre réinterprète ici le mythe en introduisant le personnage d'Agapè, qui aime profondément un Pygmalion totalement indifférent. En grec, agapê représente l'amour divin, spirituel et surtout inconditionnel.

Pour qu'un amour soit fécond et pleinement réalisé, la beauté seule ne suffit pas. Il faut lui insuffler la vie.

Une mention spéciale à Frédéric Peynet pour ses très belles illustrations qui, loin d'être une redondance du texte, l'enrichissent et le poétisent.

Serge Le Tendre (scénario), Frédéric Peynet (dessin) : Pygmalion et la vierge d'ivoire (Dargaud, 80 p, 16,50 €)



A l'abordage ! La puissante corne de brume annonce le départ du drakkar. Les valeureux Vikings prennent la mer pour leur petite sauterie annuelle : pillages, incendies, pals, massacres, beuveries... Sur le quai leurs tendres épouses secouent les mouchoirs du désespoir pour mieux cacher leur joie. Enfin quelques mois de liberté à vivre tranquilles, sans ces porcs infâmes qui souillonnent le foyer conjugal et rapportent de leurs razzias des souvenirs à jeter illico à la poubelle.

Mais en mer, tout ne se passe pas comme prévu. Ce jour-là, Odin regarde ailleurs et un brouillard épais enveloppe la troupe sanguinaire comme un linceul et la mer démontée parachève la débandade en la conduisant au naufrage sur une terre peu hospitalière (entendons, sans mises à sac en vue). Un mémorable fiasco qui va la faire plonger de Charybde en Scylla. D'autant que la jeune génération ne semble pas vouloir prendre la relève. Le fils du chef est un ado tranquille que les manifestations viriles indiffèrent : il préfère scruter le présent dans les runes, quand il ne vomit pas dans le casque de ses ancêtres pour ne pas salir la mer.

N'y aurait-il pas un message dans la BD de Lupano ? Les féroces Vikings qui semaient la terreur partout où ils accostaient, semblent ici bien pathétiques à subir revers sur défaites. Encore une description du déclin d'une civilisation incapable de s'adapter aux changements imposés par l'Histoire ?

Wilfrid Lupano (scénario), Ohazar (dessin) : Vikings dans la brume (Dargaud, 64 p, 13 €)

"Qu'il est long, qu'il est loin ton chemin papa..."


C'est fou ce qu'un événement apparemment insignifiant peut, en quelques minutes, faire basculer une existence et une existence bien rodée à amorcer un tournant décisif.

Dans la petite ville de Guéret, Didier et Solange forment un couple amoureux et solide. Apparemment puisque, telle une rivières souterraine qui peut à tout moment miner un terrain, fâchée avec sa famille, Solange se sent de plus en plus mal dans sa vie et le fait malgré elle payer à son mari sous forme de comportements irascibles qui mettent en danger sa belle union avec lui.

Un week-end prolongé à Nîmes, organisé par le comité d'entreprise de la grande surface où travaille Solange et auquel elle va participer, seule, avec ses collègues, va lui occasionner une sortie de route qui va rebattre les cartes. La SDF qu'elle rencontre au pied des arènes n'est-elle pas la magnifique Éliane, qu'elle a connue jadis dans son adolescence ? Éliane, cette femme flamboyante, libre et gaie qui illumina ses vacances en lui élargissant son horizon de petite fille bourgeoise à l'éducation trop formatée.

Au contact de clochards célestes, les blocages qui emprisonnent et étouffent vont-ils enfin sauter ?

De sa plume légère, Anny Duperey trousse ici un joli conte.

Anny Duperey : Le tour des arènes (Seuil, 304 p, 19, 50 €)

J'accuse...


Cet ouvrage est un ovni dans la production de Laurent Gounelle, qui nous avait davantage habitués à des romans de développement personnel qu'à une analyse fouillée et glaçante de ce que nous vivons aujourd'hui depuis plus de deux ans et demi.

Sous forme de fiction (les deux personnages sont de pures créations), mais se basant sur des faits réels, cet économiste de formation décrit le mécanisme scientifique de manipulation des masses, leur soumission et la colonisation de leur cerveau mis en œuvre en France depuis quelques années. Il suffit de remplacer la Covid-19 de la réalité par les accidents de la route pris pour exemple dans le roman, pour mettre en relief ce qui, dans les deux cas, induit des comportements coercitifs aberrants de la part des autorités, aboutissant peu à peu, sous couvert de protection des citoyens, à leur privation arbitraire de leurs libertés fondamentales.

Dans cette parabole, l'auteur dresse un inventaire complet et précis des techniques d'influence telles qu'elles ont été répertoriées par Albert D. Biderman : asservissement par la peur ("s'appuyer sur la peur est le meilleur moyen de conduire les gens à renoncer à leurs libertés"), instauration de clivages entre citoyens (diviser pour mieux régner), isolement, monopolisation de la perception, affaiblissement des capacités mentales et physiques de résistance, menaces de sanctions, humiliations, imposition d'exigences dénuées de sens couplées à des injonctions paradoxales, caricature de la position des réfractaires ("vivre comme des Amish"), infantilisation de la population, emploi de la tactique de la carotte et du bâton (flatterie et culpabilité), décrédibilisation des indociles en les accusant de complotisme et en leur déniant le statut de citoyen ("je veux les emmerder"), pratique de la gradualité (exemple de la grenouille plongée dans l'eau froide que l'on porte peu à peu à ébullition), manipulation de l'information avec le silence complice des médias...

Un maillage serré mis en place pour satisfaire les exigences d'une mondialisation indigne qui ne respecte plus la volonté des peuples et réprime toute tentative de dissidence et de soulèvement : "La manipulation est aux démocraties ce que la matraque est aux régimes totalitaires" (Noam Chomsky).

Tout cela n'est pas un pur produit de l'imagination de Laurent Gounelle, qui cite à la fin de l'ouvrage les très sérieuses et très nombreuses sources qui ont lui ont permis d'étayer ses affirmations.

Toute ressemblance avec des situations existant ou ayant existé ne serait pas purement fortuite. Ce livre permettra-t-il de réveiller les consciences assoupies avant qu'il ne soit trop tard ?

Laurent Gounelle : Le réveil (Calmann-Lévy, 198 p, 15 €)

Catharsis


Noël, c'est comme un mariage : ce qui devrait être un beau moment festif et joyeux vire au cauchemar et aux règlements de comptes.

Cela fait trois ans que le réveillon se passe tout naturellement chez Anne (qui n'a rien demandé), son mari Antoine et leurs deux fils Tom et Léo. Dans un huis clos immuable, le scénario bien huilé va se dérouler crescendo, chaque protagoniste jouant invariablement le même rôle, dans une mise en scène au cordeau : Nadine la mère insupportable et acariâtre qui n'aime rien tant que mettre le feu aux poudres; Lucie la sœur égoïste et "Plus Un" son "ami" du moment; Caroline, la tante agréable soixante-huitarde attardée mais aussi individualiste que les autres; Guillaume dit Tanguy le frère effacé; Patrick le père d'Antoine, et Mémé, la grand-mère sourde et sympathique qui ne perd pourtant pas une miette de ce qui va se succéder tout au long de la soirée. Et pas un dans cette tribu pour proposer son aide dans l'organisation de la fête.

Dans une famille où chacun joue sa partition personnelle au mépris de l'harmonie du groupe, on ne tarde pas à aborder les sujets qui fâchent, sans se soucier de la sensibilité de chacun. Une réflexion un peu agressive, une critique acerbe, une aigreur mal réprimée, des insinuations fielleuses, une rosserie bien envoyée, des rancunes tenaces mises au jour et voilà une explosion de grenades dégoupillées qui transforment en Chemin des Dames une soirée où devaient régner affection et harmonie.

Des répliques mordantes qui fusent tambour battant, une méchanceté joyeuse, une apurement cinglant et sanglant des comptes : dans un grand numéro de ball-trap, Aurélie Valognes s'en donne à cœur joie pour dézinguer ses personnages. C'est hilarant et jouissif.

Un nettoyage du terrain familial à la kalash : ça ne rappelle rien à personne ?

Aurélie Valognes : La ritournelle (Fayard, 234 p, 18,90 €)

Inquisition : le retour


Pointer les aberrations et autres comportements insensés de notre classe dirigeante et de tous ceux qui, à divers titres, prétendent influencer les masses populaires, est devenu une source d'inspiration récurrente chez Michel Onfray. Le bougre est verni, la matière n'est pas près de se tarir.

Comme le premier, ce deuxième voyage en Absurdie est une réflexion nourrie sur les causes de la décadence occidentale, grand corps malade qui n'en finit pas d'agoniser, ou plutôt de se suicider. La brillante analyse de l'avant-propos colle un bourdon d'anthologie à tous ceux qui regrettent que l'esprit des Lumières cède chaque jour du terrain sous les violents coups de boutoir de barbares incultes qui veulent imposer leur mortifère conception du monde.

Sous forme d'éphéméride, du 1er janvier au 31 décembre, l'auteur se livre pour notre plus grand bonheur (et notre grande inquiétude) à une traque sans merci de la flagornerie, de la bêtise crasse, du mépris condescendant, de la prétention, de l'imposture, de l'arrogance, de la morgue, de la lâcheté et autres forfanteries de ces Tartarins de la politique, de la culture et des médias qui, toute honte bue, de petites en grandes lâchetés en renoncements, occupent le devant de la scène en se cooptant allègrement. Le poisson pourrit par la tête. Les "élites" autoproclamées aussi, toutes fières d'être les hérauts et les (z)héros du wokisme triomphant.

Si seulement l'idiotie, la suffisance et la prétention pouvaient se transformer en source d'énergie, qui serait pour le coup vraiment durable (mais pas sans danger pour la planète, en tous cas pour ceux qui l'habitent) !

Michel Onfray : La nef des fous. Année 2021 (Bouquins, coll. Essais, 228 p, 19 €)

Œil pour œil


Une addiction à l'opium, acquise pour apaiser d'intolérables douleurs séquelles de blessures anciennes, a-t-elle fait divaguer le capitaine Wyndham au point de lui faire voir un cadavre énucléé, les poumons lardés de coups de couteau, dans une sordide fumerie du quartier de Tanga à Calcutta ? Sa fuite éperdue par les toits pour échapper à une descente de police ne lui a pas laissé le temps de s'appesantir sur le sujet. Mais quand l'alerte passée il revient sur les lieux, le mort s'est fait la malle. Vu l'endroit, il s'agissait probablement d'un baron chinois de la drogue, que les triades ont fait disparaître, avant que les représentants de Sa Gracieuse Majesté ne viennent fourrer leur nez dans leurs affaires.

Mais en cette veille de Noël 1921, lord Taggart, chef de la police du Bengale, a d'autres chats à fouetter. A commencer par assurer la sécurité du Prince de Galles venu visiter la bouillante Calcutta, mise en ébullition par les membres du parti du Congrès, fervents adeptes du Mahatma Gandhi, qui avec ses principes de non-violence et de non coopération avec "l'occupant" sait comme personne comment manipuler des foules entières toutes à sa dévotion et bloquer la bonne marche du Raj.

Chargé de mener à bien cette périlleuse mission, Wyndham croise en chemin deux autres victimes pareillement assassinées. Quel peut être le rapport entre une infirmière dévouée et un chercheur scientifique avec le "Chinois" de la fumerie d'opium ? Opiniâtre et aidé par son sagace lieutenant indien Sat Banerjee, et malgré les bâtons dans les roues de la section H du renseignement militaire, Wyndham va se couler d'interminables sueurs glacées dans le dos au fur et à mesure de l'avancée de son enquête.

Un humour on ne peut plus british d'une finesse aristocratique, adossé à une vaste culture historique sur l'Inde et l'Europe, confirme Abir Mukherjee dans le cercle très fermé des auteurs dont on attend avec impatience le prochain roman.

Abir Mukherjee : Avec la permission de Gandhi (Liana Levi, 320 p, 20 €)

Monsieur M.


Dès la couverture, on perçoit que ce livre sera un bilan à charge : en cinq ans, Emmanuel Macron s'est sculpté un profil de condottière où nulle trace de bienveillance ou d'empathie n'apparaît. Son passage dans un collège de jésuites de province l'aura durablement formaté : subtilité un peu retorse, dépourvue de sincérité et de franchise, illustrée par le fameux "en même temps".

Sous forme d'abécédaire, Françoise Degois, rompue à la pratique politique pour avoir été journaliste et conseillère spéciale de Ségolène Royal, dresse un portrait du Président à la manière d'une pyramide olfactive de parfumeurs : notes de tête, notes de cœur, notes de fond.

Les notes de tête, légères et volatiles, donnent une première impression qui disparaît rapidement. C'est le jeune président dynamique qui veut dès le début de son mandat donner un rôle important à la société civile. L'homme tactile qui crée avec son interlocuteur des rapports de proximité souriante et bon enfant, qui génère de la sympathie avec ses bains de foule décontractés.

Les notes de cœur, véritable identité du parfum, s'imposent ensuite. Un besoin irrépressible de conduire le débat, un ego surdimensionné qui le laisse indifférent au désespoir des citoyens, une fausse cordialité pour mieux subvenir ses interlocuteurs, dénué de compassion et d'authentique gentillesse, à la fraternité feinte, à la bienveillance absente.

Les notes de fond sont le sillage qui laissera une trace durable : un homme dépourvu d'humanité, qui gouverne seul, à l'image de sa traversée martiale de la grande Cour carrée du Louvre le soir de son élection, au son de L'hymne à la joie, européen, et non de La Marseillaise; une arrogance et un mépris pour les petites gens et tous ceux qui se mettent en travers de sa route; indifférence aux injustices sociales, à la pauvreté et l'identité nationale; installation d'un clivage au long cours dans une société déjà bien divisée. "Qui osera dire qu'il ne ressent pas [...] cette jouissance du pouvoir, de la force de la décision, du sentiment enivrant de tenir les citoyens dans sa main au gré de ses humeurs".

Il n'est humain et attendrissant qu'avec son clan familial resserré : son épouse, les enfants et petits-enfants de celle-ci, dont il se veut le gardien et le protecteur. Brigitte et Emmanuel, main dans la main, fusionnels, affrontant vent debout tous les cyclones que leur union hors normes a déclenché dans la petite bourgeoisie étriquée d'Amiens, comme les nids de crotales où sont embusqués les tueurs de la chose politique.

L'auteure réussit une résolution claire de l'équation, ô combien complexe, d'un homme rigide, hors sol, que rien ni personne ne semblent faire dévier de sa route.

Françoise Degois : L'homme qui n'avait pas d'amis (Plon, 202 p, 17 €)

Pitbelles


Les panthères grises : un quarteron de sexagénaires, productrices et/ou consommatrices de "chanvre thérapeutique" rebaptisé tisane de grand-mère, bien décidées à tenir bon la rampe et à ne pas s'en laisser conter. Unies par une indéfectible amitié, qu'un Roméo sur le retour menace de faire voler en éclats.

Ces Miss Marple à la puissance 4 se sont inscrites à un cours de théâtre pour jouer Roméo et Juliette. Ce qui vaut à l'une d'entre elles, Alice, de jouer le rôle de la victime dans une reconstitution policière. Mirko, le coupable ukrainien tout désigné, qui a avoué le meurtre avant de se rétracter, lui assure qu'il est innocent. Elle le croit.

Et voilà nos Sherlock en jupons sur le sentier de la guerre, toutes émoustillées de mener l'enquête, avec ténacité et brio, parallèlement à une police apparemment pas très futée.

Un agréable moment de lecture, bien dépaysant.

Williams Crépin : Les panthères grises. Amour et vieilles dentelles (Albin Michel, 342 p, 15,90 €)

La patience de l'encre


Au commencement était le Verbe, genèse de l'incarnation. Nommer, c'est faire exister. On le savait déjà au temps des pharaons, où l'on martelait les cartouches portant le nom de ceux qu'on voulait faire à jamais disparaître de la mémoire de l'humanité.

Gilles Lapouge perpétue tradition du récit de voyage : "Un voyage non seulement n'existe qu'à partir du moment où on le convertit en encre, mais encore que tout voyage, y compris dans les terres inconnues, n'est que le souvenir d'une encre ancienne". On ne sillonnerait donc la planète que pour découvrir si ce qu'ont relaté d'autres voyageurs avant soi existe vraiment. On appareille pour éprouver pareilles émotions et sensations.

Dans une série de chroniques, l'auteur nous entraîne dans son sillage à travers les contrées improbables qu'il a explorées. On se régale à parcourir de très belles pages sur l'Inde et d'élégiaques sur le Brésil, irriguées par une culture foisonnante de bourlingueur curieux qui donne à ses récits des allures d'épopée. Dans un style particulièrement savoureux, d'une élégance rare et raffinée, servi par une richesse de vocabulaire, une connaissance phénoménale du monde et un humour tout en finesse, il nous transforme en routards célestes caracolant à sa suite dans la vastitude des paysages et des cultures du monde.

Un écrivain, Gilles Lapouge ? Non, un poète vagabond !

Gilles Lapouge : L'encre du voyageur (Albin Michel, coll. Espaces libres, 208 p, 7,90 €)

La maison du bonheur


Un cri, une tasse de café renversée sur le journal : Pierre vient d'apprendre que Ker Joie, la maison de sa jeunesse que sa famille avait été contrainte de vendre, est de nouveau sur le marché... et décide de s'en rendre acquéreur pour en faire cadeau à Adeline, sa mère qui doit bientôt célébrer ses 80 ans.

Le grain de sable : un autre acheteur s'en est déjà rendu maître. Déçu, Pierre décide alors de louer pour trois jours l'ex-demeure parentale pour réunir enfants et petits-enfants autour de la matriarche.

C'est pendant ce week-end que la déflagration va avoir lieu : secrets, drames, jalousies, non-dits vont sortir de la boîte de Pandore et se mêler à la fraîcheur et aux joies de la nouvelle génération. Un cocktail détonnant qui met en danger cette dynastie groisillonne.

Mais comme toujours avec l'auteur, le soleil finit par percer la chape de plomb des nuages noirs menaçants, qui s'invitent toujours à la fête. Parce qu'une famille, c'est un cocon protecteur, même si parfois il lui pousse de blessantes épines bien acérées. Et que cette belle continuité est un gage d'éternité. Nous pouvons tous allumer des lampions dans la vie des autres. Et comme le dit si joliment Adeline : "Je sais que ma vie aura du sens jusqu'à la dernière minute parce que je vous aime. Je mourrai vivante avec mon avenir devant moi !" Joli !

Ce qui rend les romans de Lorraine Fouchet si attachants ? Le fait qu'on entre de plain pied dans la famille dont elle décrit l'histoire. Dès la première page le lecteur a tout de suite la sensation d'appartenir au clan. Il se sent partie prenante dans ses joies, ses amours, ses colères, ses tristesses. Et cela lui apporte, pour un moment, un supplément de vie. Un vrai cadeau.

Lorraine Fouchet : A l'adresse du bonheur (Editions Héloïse d'Ormesson, 318 p, 20 €)

Les Envahisseurs


"Une troupe d'intrus dépenaillée", immigrés de tous horizons,échoue un jour dans un village sarde sinistré, déserté par ses jeunes, où les heures s'égrènent, immuables.

Quelques habitants, des femmes surtout, leur viennent en aide, au début pas toujours de bonne grâce. Vague réminiscence de charité chrétienne ? L'accueil des autochtones reste mitigé: des relations s'établissent entre certains d'entre eux et les "Envahisseurs", créant une fracture au sein du village. Des amitiés s'effilochent, des fêlures se font jour, froideur et incompréhension altèrent la communication dans les couples.

Grâce aux femmes, dépositaires d'une humanité ancestrale, des liens se créent : le dénuement des réfugiés entre en résonnance avec leur pauvreté. L'indigence partagée finit par susciter une solidarité avec plus démunis que soi. Un projet commun va faire se rapprocher population locale et immigrés. Les rapports s'équilibrent, des confidences s'échangent. Mais l'adaptation reste difficile pour ceux qui, ayant payé le prix fort de l'exil, ont aspiré à une autre existence.

L'Etranger éclaire notre part d'ombre : projets avortés, rêves inassouvis, imaginaire saccagé, espérance détruite, tout ce que désormais nous ne pourrons plus concrétiser ou ressentir et qui rend palpable le rétrécissement de notre vie. Et dont il faut s'accommoder.

Par le biais de sa narratrice, moderne coryphée, l'auteur décrit par touches délicates la vie quotidienne d'un village sarde à l'ancienne, qui s'adapte tant bien que mal aux changements brutaux de la marche du monde, et accueille, contraint et forcé, un concentré d'humanité hétéroclite. Et rend palpable l'amère déception de ceux qui, ayant fui leur vie tragique, rêvaient d'une autre Europe. Une tragédie antique ?

Milena Agus : Une saison douce (Liana Levi, coll. Piccolo, 192 p, 10 €)

La femme puissante


Sexualité bâillonnée, violentée, liberté confisquée, sensualité et désir interdits, taxées d'illégitimité dans bien des domaines, condamnées à rester éternellement jeunes et désirables (parfois au prix de terribles mutilations) sous peine de se voir dénier une place dans le monde des hommes : tel est le sort auquel sont encore soumises les femmes, même parfois dans nos sociétés "avancées".

Une telle violence à leur encontre est proportionnelle à leur puissance naturelle que les hommes ressentirent, tout au long de siècles et à de très rares exceptions près, comme redoutable et dangereuse pour l'exercice de leur pouvoir. Se sentant déstabilisés, ils n'ont eu de cesse de vouloir les mettre sous contrôle, parfois très violemment, les condamnant à une soumission coercitive ou à tout le moins à la résignation de leur sort, éteignant en elles toute joie, tout épanouissement.

Avec ce livre, l'auteur remet la femme à sa juste place, dans l'ordre naturel des choses et l'aide à reconquérir et à occuper l'espace qui lui est dû sur cette planète et dans l'univers, grâce à des rituels ancestraux utilisant l'énergie des plantes et des pierres. Un ancrage bienvenu, pour le bénéfice de tous.

La construction de ce bréviaire pour "sorcières" modernes présente "l'autre moitié du ciel" dans ses différents aspects : créatrice, solaire, nourricière, mystique, intuitive, ainsi que tous les outils mis à sa disposition par la nature pour accomplir son destin et jouer enfin pleinement le rôle qui est le sien, dans l'apaisement et la sérénité.

Un livre bienvenu.

Caroline Chermeux : Rituels de la terre. Plantes, arbres et cristaux : savoirs ancestraux (Albin Michel, 192 p, 17,90 €)

Curry connexion


Kamil est serveur au restaurant Tandoori Knights dans le quartier londonien de Brick Lane, enclave indienne de la capitale britannique. Il a échoué dans ce nouvel emploi, grâce à la gentillesse de la famille Chaterjee, amie de ses parents, après avoir été démis de ses fonctions de la police de Calcutta : un excès de zèle dans la résolution du meurtre d'Asif Khan, star incontestée de Bollywood, mettant en cause des personnes haut placées, a mis un terme à sa très prometteuse carrière d'officier de police.

Mais la mort du très riche Rakesh Sharma, retrouvé le crâne fracassé au bord de sa piscine lors de la fastueuse soirée donnée en l'honneur de ses soixante ans, va réveiller l'enquêteur qu'il n'a cessé d'être et le transformer en Hercule Poirot qui ne lâche pas sa proie. Qui avait intérêt à faire disparaître la victime ? Son ex-femme quittée pour un tendron ou leur fils craignant qu'un nouvel héritier vienne lui ôter une belle part de son gâteau ? Sa jeune épouse, qui voit dans le projet de son mari d'abandonner à une fondation caritative toute sa fortune, la fin de sa vie facile de princesse ? Une mystérieuse actrice invitée à la soirée et qui se trouvait déjà dans l'entourage d'Asif Khan à Calcutta ?

Dans un incessant va-et-vient entre Londres et Calcutta, Ajay Chowdhury tient son lecteur en haleine par une intrigue bien ficelée qu'il échafaude de main de maître, tout en suscitant notre intérêt pour ce monde anglo-indien dans lequel nous nous immergeons avec délices.

Ajay Chowdhury : Le serveur de Brick Lane (Liana Levi, 336 p, 20 €)

Aux innocents les mains pleines


De tous temps, la chose écrite a exhalé, allez savoir pourquoi, une dérangeante odeur de souffre venant chatouiller désagréablement les narines des puissants assoiffés de pouvoir absolu, quel que soit leur domaine, et pour lesquels les seules lumières qui vaillent sont "celles des bûchers".

XIIIe siècle, dans la région de Toulouse en proie aux atrocités de l'Inquisition, le jeune moine Alexis se voit confier une mission capitale par l'alchimiste Baruhel : rapporter à Vitalis un livre sacré, véritable brûlot, propre à mettre à bas les fondements du monothéisme, et par là-même ceux de la toute puissante chrétienté. Ce que tout le monde ignore... sauf Falgar, l'influent évêque et inquisiteur zélé de la ville, qui convoite l'ouvrage et lance à sa poursuite ses affidés.

En chemin, Alexis rencontrera Verniolle, détrousseur débrouillard et généreux, Adam de Miraval, astronome et amoureux de Jeanne, fille de Baruhel et nièce de Falgar, Anna sa nourrice qui tient sous sa coupe Mazet son amoureux transi et valet de Falgar, l'inquiétant Taleb valet de Miraval, les jumeaux Luc et Marie, amants maudits, Soudan le Basané et d'autres personnages croisés dans la taverne du Chapeau rouge, cour des miracles dont le Vieux, son maître incontesté, roi des truands, roué et sage parmi les sages. Dans ce bas-fond, où grouillent malandrins, vrais et faux aveugles, nains sordides, putains, mendiants célestes, tous les gueux et damnés de la terre et du ciel, les accueille cette humanité chaleureuse, unie, soudée, paillarde, aux valeurs universelles d'entraide : tout une confrérie de pouilleux, pleine de vie et de lumière, à la recherche de l'inaccessible étoile, vouant un culte au seul dieu qui vaille : la vie !

Ce long voyage initiatique semé d'embûches et de dangers permettra à chaque membre de cette troupe hétéroclite de trouver sa vérité et d'accomplir son destin, aboutissement d'une longue quête dont aucun n'avait seulement conscience au départ.

Henri Gougaud nous livre là un roman picaresque, épique, truculent, rabelaisien et foisonnant, aux multiples rebondissements, flirtant avec le fantastique, que l'on quitte à regret la dernière ligne venue.

Puissance des livres et leur destruction forcenée pour bâillonner et réduire à néant la liberté de penser et d'agir de chacun : l'on retrouve ce thème traité récemment par Michel Onfray dans Autodafés. L'art de détruire les livres et La bibliomule de Cordoue (de Lupano et Chemineau). Toujours, hélas, d'actualité.

Henri Gougaud : La confrérie des innocents (Albin Michel, 256 p, 18,90 €)

2021

Les caves se rebiffent


Qui peut en vouloir à ce point à Paris Fokidis, magnat de l'hôtellerie grecque, pour le faire exploser dans sa voiture ? Citoyen généreux, qui payait toutes ses taxes à l’État, il avait même créé une bourse pour étudiants pauvres qu'il formait aux métiers du tourisme, tout en les hébergeant à ses frais dans un foyer. Et qu'avait donc fait Lazaris Kaplanis, directeur de l'Institut National de la Statistique pour mériter le même sort ? Et pourquoi s'en prendre à un cadre de Bruxelles et à celui de la FMI, venus féliciter les Grecs de leurs résultats positifs, en les faisant périr dans un accident de voiture pour le moins suspect ? Et qui se cache derrière les justiciers de "l'Armée des Idiots Nationaux" qui revendiquent ces attentats sans en donner le mobile, laissant à la police le soin d'en découvrir les raisons ? Des terroristes ? Des perdants du système en proie au désespoir ?
Une enquête particulièrement difficile, véritable labyrinthe dans lequel Kostas Charitos, avance à l'aveuglette avec ses collègues. Mais qui souligne encore et toujours le clientélisme politique, la corruption et la voracité des nantis. Où l'on découvre aussi, peu à peu, que les victimes n'étaient pas, loin s'en faut, irréprochables.

Heureusement, un petit-fils vient apporter de la lumière et de la joie dans la vie du commissaire Charitos et le distrait un peu du monde gris des affaires criminelles. Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, il se voit promu au grade de sous-directeur, la hiérarchie reconnaissant enfin ses qualités d'enquêteur et son honnêteté. Tout n'est pas pourri dans l'administration grecque.

Petros Markaris : Mort aux hypocrites (Seuil, coll. Cadre noir, 336 p, 21 €)

Belles étrennes


Sous le sapin cette année : excellence, réflexion et sagesse.

Apparitions. Visages flottants sortis du néant projetés en pleine lumière, animaux, objets ou paysages émergeant d'une obscurité d'un noir de jais, propulsés dans un éclairage violent, balancés comme autant de météorites surgies des confins de l'univers, comme pour entamer une lente et infinie rotation autour d'un nouveau soleil, dans l'embrasement d'un après big-bang. Illumination, violente comme la vie elle-même.

Le fond, systématiquement noir, intensifie le caractère unique de la chose photographiée, avec laquelle, curieusement, se crée une intimité. Face-à-face quasi hypnotique entre le contemplateur et le contemplé : "La rencontre avec l'altérité [...] ne peut avoir lieu qu'à condition de renoncer à la connaissance a priori afin qu'advienne la découverte [...] Ceux qui mettent la connaissance avant l'expérience ne rencontrent que des images d’Épinal". Puissant !

Antoine Schneck : Monographie (In fine Éditions, 292 p, 59 €)


Il était une fois... un émir qui voulait devenir calife à la place du calife, dans cette brillante ville de Cordoue, phare du monde musulman occidental au Moyen-âge, au faîte d'un épanouissement culturel initié par ses deux maîtres humanistes précédents. Quand on est illégitime, la peur et l'obscurantisme sont toujours les deux moyens incontournables pour asseoir un pouvoir usurpé. Commence alors un gigantesque autodafé pour vider de toute sa richesse la magnifique bibliothèque du palais, joyau de tout le savoir du monde connu. Pourtant, deux esclaves érudits (dont une femme), un va-nu-pieds et une mule récalcitrante vont tenter de sauver ce qui peut l'être et entamer une longue pérégrination pleine d'embûches et de dangers mortels, pour mettre à l'abri tous ces trésors de ce que l'humanité produit de plus beau et de meilleur.

Et l'on se rend compte que rien n'a changé au XXIe siècle, même si les moyens mis en œuvre pour saper ce qui fait une civilisation diffèrent. Dans la forme, pas dans l'esprit.

Wilfrid Lupano (scénario) et Léonard Chemineau (dessins) : La bibliomule de Cordoue (Dargaud, 264 p, 35 €)


Aux confins du monde. Chaque année Matthieu Ricard se retire un mois durant dans l'ermitage d'Ösel Ling, sur les hauteurs de Katmandou. Un long moment de recueillement et de méditation qui l'amène à percevoir plus fort la beauté unique des paysages changeants qui l'entourent. Il vit comme une prière la contemplation de ces instants rares, véritables cadeaux que lui offre la nature. Il nous en fait don à travers ces remarquables photographies, où des paysages nimbés de lumière s'éveillent dans une aube vaporeuse restituant le calme et l'harmonie d'un premier matin du monde. "J'utilise la photographie comme source d'espoir, dans l'intention de restaurer la confiance dans la nature humaine et de raviver l'émerveillement devant la part sauvage du monde". Jolis moments de paix, d'harmonie et de grâce à partager.

Matthieu Ricard : Un voyage immobile (La Martinière, 192 p, 25 €)


Patrimoine immatériel. Le chef gastronomique Philippe Mille nous convie à un périple gourmand à travers la Champagne, sa région de cœur, à travers ses multiples créateurs dont le talent inspire sa cuisine. Chemin faisant, nous découvrons un terroir, un savoir-faire et un sol riche en matériaux divers, qui stimulent sa créativité et lui font réaliser des recettes originales et délicieuses qu'il a la générosité de nous dévoiler. Son crédo ? Porter haut le génie, l'ingéniosité, la technique et la maîtrise du geste des artisans champenois. Ses maîtres mots ? Exigence, qualité, partage et transmission. La particularité de ce bel ouvrage réside dans sa présentation: pour composer un menu complet (entrée, plat, dessert) Philippe Mille met en évidence seize matières (craie, chêne, acier, or...), véritables tremplins lui soufflant de nouvelles recettes, qu'il détaille pour les néophytes que nous sommes. Le petit plus ? Conseiller les vins du cru qui accompagneront chacune d'elles. Classe ! Notons les belles illustrations photographiques d'Anne-Emmanuelle Thion, qui attisent notre gourmandise (comme s'il en était besoin !).

Philippe Mille (textes) et Anne-Emmanuelle Thion (photos) : L'âme de la Champagne. Artisanat d'art et haute gastronomie (Albin Michel, 288 p, 49 €)


Les miracles existent-ils ? Le chat du rabbin est-il en proie à une bouffée mystique ? Il affronte dans ce onzième opus une crise de foi. En digne compagnon de son maître, il se plonge dans la Bible et même le Talmud, pour accéder au Seigneur tout puissant en ligne directe. En chemin il rencontre le prophète Elie et même Abraham, mais aucun n'arrive à étancher sa soif de résoudre son terrible dilemme : les prières sont-elles le seul moyen d'établir la communication avec Dieu et faire advenir quelques miracles pour détourner l'implacabilité du destin ? L'inénarrable félin au percutant bon sens nous fait encore une fois passer un bon moment, tout en soulevant de salutaires axes de réflexion qui lèvent le voile sur ce qui fait la substantifique moelle du judaïsme : le questionnement, ou l'art de soumettre le texte à l'intelligence et à l'argumentation. Balaise !

Joann Sfar : Le chat du rabbin. La Bible pour les chats (tome 11) (Dargaud, 80 p, 15 €)


De glace et de feu. Dès son premier voyage en Islande, Feifei Cui Paoluzzo en est tombée amoureuse. Ses photos saisissantes restituent à merveille le choc émotionnel ressenti alors, sentiment qui s'est confirmé au cours de ses nombreuses expéditions réalisées par la suite : paysages désolés mais grandioses à perte de vue, où affleure et palpite le cœur de la terre, qui unissent en couple mythique le chaud (volcans en activité crachant régulièrement feu et cendres, geysers brûlants jaillissant des entrailles de la terre et le froid (glaces prenant en tenaille hommes et bêtes plusieurs mois dans l'année, aurores boréales à couper le souffle)... Tout cela donne une cartographie du pays unique au monde, une vie à l'état brut que le talent de Feifei Cui Paoluzzo traduit au travers d'images qui font plonger dans une aridité vivifiante. Pour rêver avant de pouvoir concrétiser un voyage tant attendu.

Feifei Cui Paoluzzo: Islande (Favre, 192 p, 29 €)

L'inexorable temps


A Tokyo, le Funiculi Funicula n'est pas un café comme les autres. Niché dans un sous-sol sans fenêtre, meublé d'un bar et de trois tables ne pouvant accueillir que six clients, chichement éclairé, c'est pourtant une légende urbaine : tous ceux qui le désirent peuvent revivre un moment précis de leur passé. Mais les règles pour tenter l'expérience sont très strictes : il faut s'asseoir à une table précise, consommer une tasse de café et surtout, surtout, revenir au temps présent avant que le breuvage ne devienne froid. Les impétrants n'ont donc que quelques minutes pour changer, croient-ils, le cours de leur destin. Sauf que revenir dans le passé pour comprendre ses erreurs n'octroie pas une deuxième chance de corriger ses erreurs et ne change en rien le présent.

Alors à quoi bon ?

Pour comprendre à quel moment nous n'avons pas pris le bon chemin et, à la lumière d'aujourd'hui, réaliser ce qu'il eût été bien de faire ? Savoir quel embranchement nous avons raté dans notre existence qui nous a amené sur une route qui n'est pas la nôtre et qui ne nous apporte que regrets et amertume ? Pourquoi une telle curiosité puisque, contrairement au cinéma, dans la vie nous n'avons droit qu'à une seule prise et que nos choix ne nous laissent aucun retour en arrière possible ?

Pourtant, Fumiko, Hiraï, Kei, Mme Kôtake vont tour à tour tenter l'expérience à un moment où cela devient vital pour elles.

Dans ce huis-clos où les personnages acquièrent au fur et à mesure une incroyable densité, et même si leur situation semble ne pas évoluer, on perçoit un imperceptible changement dans leur réalité. Parce que "l'homme n'est pas capable d'appréhender objectivement ce qu'il voit et ce qu'il entend. Les informations qu'il reçoit sont déformées par son expérience, sa pensée, les circonstances, ses fantasmes, ses goûts, ses connaissances ou encore sa conscience". On ne peut certes changer le cours des choses, mais on peut modifier son positionnement et son ressenti par rapport à elles. Et ainsi faire la paix avec son passé pour vivre pleinement le présent.

Un roman très beau et très original qu'on ne lâche qu'à regret.

Toshikazu Kawaguchi : Tant que le café est encore chaud (Albin Michel, 240 p, 17,90 €)

Vivre à la japonaise

Pour affronter l'agitation du monde dans le calme et la sérénité, il est nécessaire d'adopter les quatre piliers de la japonitude : le mujo (accepter l'impermanence de toute chose), le wa (quête de l'harmonie collective), le wabi sabi (éloge de la sobriété et sublimation des imperfections) et enfin l'okiyome (rituel de purification du corps, de l'âme et de la maison).


L'acceptation (et non résignation) de ce que nous ne pouvons ni changer ni maîtriser conduit à vivre intensément ici et maintenant. L'homme étant un animal grégaire, il lui est indispensable de tisser des liens sociaux agréables avec ses congénères. Se contenter de l'essentiel et accepter ses imperfections installe durablement la tranquillité de chacun. Et rien de tel qu'un bon nettoyage pour purifier son corps et son mental et évoluer dans une maison propre et rangée pour se sentir en paix.

Dans ce petit bréviaire précieux qu'on lit et relit, June Fujiwara nous fournit les clés d'une existence apaisée qui nous comble pleinement. Loin, très loin de toutes les fadaises qui paraissent régulièrement sur le bonheur et comment l'atteindre.

On lui dit merci.

June Fujiwara : Les secrets du savoir-vivre nippon (L'Opportun, 232 p, 14,90 €)

Une brève histoire de l'art...

.. ou plutôt de l'évolution des sociétés à travers les œuvres d'art. Le fil rouge ? une réflexion sur le temps. Nous ne savons rien, faute de documents, sur les motivations des hommes préhistoriques de l'art pariétal : simples représentations du réel, langage codé, manifestations d'une transcendance ? Le mystère reste entier. L'auteur affirme qu'ils n'avaient aucun souci du Beau. Qu'en sait-il ?


Pour Michel Onfray, les artistes ne s'expriment pas pour (re)produire la Beauté, mais pour transmettre leur conception du monde : la grâce avec les Grecs, le réel avec les Romains, l'édification religieuse avec le christianisme, l'allégorie avec la Renaissance, l'immanence à la période classique, puis la conformité au réel qui conduira à la photographie qui, elle, n'aura de cesse par la suite de s'en émanciper, la propagande politique au service des dictatures communiste et nazie et enfin l'abstraction puis le ready-made, qui transforma n'importe quel objet trivial manufacturé en œuvre d'art par la simple imposition de la signature de l'artiste.

Dans Les voix du silence ou La métamorphose des dieux, Malraux établissait un dialogue fécond avec les œuvres, par-delà les cultures et les civilisations. Michel Onfray, lui, intellectualise la perception de l'art. Mais le propre de l'art n'est-il pas de déclencher chez le contemplateur une émotion, miroir d'une sensibilité et d'une alchimie qui lui sont propres ? Notre regard sur les œuvres évolue en fonction de nos expériences qui ne cessent de nous façonner et nous métamorphoser. Entre une œuvre d'art et celui qui la regarde, un échange s'établit. Ou pas. Une harmonie vibratoire s'installe. Ou pas.

In fine, l'art n'est-il pas ce qui, de manière pas toujours explicable, nous élève, nous harmonise et nous transcende ?

Michel Onfray : Les raisons de l'art (Albin Michel, 176 p, 29,90 €)

En eaux troubles

Une fois n'est pas coutume, l'enquête de Guido Brunetti n'est pas diligentée par un cadavre retrouvé. Mais presque... A l'Ospedale Fatebenefratelli spécialisé en soins palliatifs, Benedetta Toso, jeune femme en phase terminale de cancer des os demande à parler à une femme policière. Accompagnée du commissaire, Claudia Griffoni se rend à son chevet pour recueillir ses confidences : son mari Vittorio est mort quelques jours plus tôt, officiellement d'un accident de moto. Mais pour Benedetta, cet homme intègre a été tué parce qu'il avait accepté de "l'argent sale" et en savait trop sur les agissements pas très nets du laboratoire, spécialisé dans le traitement des eaux, dans lequel il travaillait. Mais à bout de forces et saturée de morphine, la pauvre femme n'est-elle pas en plein délire ? Pleins de compassion, Brunetti et Griffoni font une promesse à la mourante, qui s'éteindra peu après : ils chercheront à apporter toute la lumière sur ce qui s'est réellement passé.

La dernière enquête de notre commissaire chéri laisse un goût amer dans nos esprits déjà mis à mal par une atmosphère de déclin de civilisation. Certes l'assassin est arrêté mais son forfait paraît bien véniel comparé aux criminelles monstruosités perpétrées en toute quiétude par une mafia politico-industrielle au nom de cette valeur cardinale de notre siècle : le profit. L'avidité couplée au pouvoir constitue toujours l'horizon indépassable des meurtriers de la planète et de tous ses occupants.

Donna Leon : En eaux dangereuses (Calmann-Lévy, coll. Noir, 324 p, 21,90 €)

Zen : une redoutable discipline

Occident, pour le commun des mortels, être zen s'apparente à une cool attitude : calme, détente, décontraction. "Dans la vie faut pas s'en faire", chantait Maurice Chevalier. Il suffirait de s'asseoir, en lotus ou pas, pour calmer notre agitation intérieure.

Erreur fondamentale de l'homme moderne toujours pressé, toujours avide de résultats rapides. Le zen requiert discipline, ténacité et patience. Et l'ouvrage de François Busson nous enseigne qu'il y a loin de la coupe aux lèvres.

Première constatation : il est difficile de définir exactement ce qu'est le zen. Au fil du temps et des différents maîtres, le concept s'est modifié, enrichi, adapté à l'évolution des cultures tout en gardant son fondement initial. C'est avant tout une expérience que nul écrit théorique permet d'appréhender dans sa quintessence. C'est à la fois une mise à l'écart de l'être social pour se reconnecter à son être originel, une transmission silencieuse de maître à disciple au sein d'un dojo : un enseignement par l'exemple.

Deuxième point : la pratique du zen n'est pas un renoncement au monde mais une mise en disponibilité face à l'agitation du monde, un lâcher-prise qui permet de rompre avec le tourbillon infernal et factice de l'existence et perturbe la pleine adhésion à la vie. Une pratique quotidienne induit une équanimité qui permet de se reconnecter aux vibrations premières du vivant.

A travers le parcours de six grands maîtres et les notions d'impermanence, de sobriété, d'interdépendance, de compassion, de bien et de mal, l'auteur nous éclaire sur ce que peut signifier concrètement le zen, conception toute asiatique et difficile à appréhender pour un Occidental pétri de culture gréco-romaine et judéo-chrétienne.

Instructif et passionnant.

François Busson : Agir et penser comme un maître zen (L'Opportun, 214 p, 12,90 €)

Le bûcher des arrogants


Les Torquemada et autres Savonarole germanopratins n'ont guère besoin aujourd'hui de dresser les bûchers de l'infamie pour éliminer de leur haine putride ceux qui les dérangent. Ils ont mis au point une manière bien plus radicale de les condamner à l'anéantissement sans, croient-ils, se salir les mains : imposer une omerta destructrice sur leurs thèses ou les décrédibiliser en les couvrant de boue, en meute de préférence, sur (presque) tous les médias, par des mensonges éhontés ou des manipulations de la parole écrite. Magnifique imposture "intellectuelle".

De grands esprits brillants, honnêtes et courageux ont ainsi été condamnés à la géhenne pour avoir montré au monde une réalité trop dérangeante pour nos élites autoproclamées : Simon Leys (la Chine de Mao), Alexandre Soljenitsyne (le goulag), Paul Yonnet (les illusions morbides de la gauche française), Samuel Huntington (le choc des civilisations), Sylvain Gouguenheim (le pseudo apport arabe sur la transmission de la culture grecque en Occident) et les auteurs du Livre noir de la psychanalyse.

L'ignominie, l'exécration et l'acharnement de leurs détracteurs sont superbement analysés et illustrés par un Michel Onfray très en verve qui, comme toujours quand il s'empare d'un sujet, le creuse jusqu'à l'os, pointant d'un doigt accusateur les auteurs et les conséquences de ces dérives fascisantes qui perdurent et plombent nos sociétés, au risque de les détruire et de les verser dans le chaos.

Peu d'intellectuels, mais c'est tout à leur honneur, se sont dressés alors contre ce mur vociférant de la honte. Aujourd'hui, et ce n'est que justice, ce sont les procurateurs d'hier qui sont discrédités, les intellocrates qui prêchent dans le désert et les condamnés du passé qui tiennent le haut du pavé.

Michel Onfray : Autodafés. L'art de détruire les livres (Les Presses de la Cité, 208 p, 19 €)

Il ne leur manque que la parole

De même que La Fontaine faisait parler les animaux dans ses fables, Jean-Louis Fournier, poète qui a toujours "eu une envie folle de savoir ce qui se passe dans ces têtes hirsutes, couvertes de plumes, de poils, de cuir, d'écailles", imagine leurs états d'âme... en leur prêtant des discours, qui ne sont en fait que les messages qu'il veut faire passer à ses semblables, comme le lui exprime sans aménité sa chatte Artdéco, à qui on ne la fait pas.

Au fil des récits, l'auteur égratigne la religion de la performance, le culte de l'argent et de la rentabilité, le manque de solidarité, la voracité des promoteurs qui détruisent sans vergogne des cadres de vie, la nourriture frelatée de la production industrielle et bien d'autres travers encore qui pourrissent la vie des humains. Le tout, avec beaucoup de fraîcheur. Les bêtes ne sont pas celles qu'on croit.

Recueil d'histoires à l'usage des petits et grands

Jean-Louis Fournier : A quoi tu penses ? (Éditions Philippe Rey, 220 p, 19 €)

Chine, pas câline

Après des mois de confinement, le commissaire Stavros Nikopolidis savoure enfin dans la liberté retrouvée son verre de vin blanc, face à l'Acropole où va se dérouler le premier son et lumière de la saison estivale. Tout près, sur la terrasse de l'un des immeubles en construction qui poussent comme des champignons dans les quartiers huppés d'Athènes, il aperçoit un homme debout qui contemple lui aussi le Parthénon... avant de s'écraser quelques minutes plus tard au pied de l'édifice.

Accident ou meurtre ? C'est bien entendu à Nikopolidis qu'échoit la délicate enquête de la mort de M. Lee, l'un de ces Chinois qui pullulent depuis que la banqueroute grecque a vendu le pays aux affairistes insatiables de l'Empire du Milieu.

Parce que la communauté chinoise est intouchable et que le gouvernement protège ces investisseurs providentiels, auxquels il livre des pans entiers de l'économie du pays sans que le peuple n'en perçoive la moindre retombée (corruption et clientélisme pas morts), notre commissaire à l'inattaquable intégrité va devoir marcher sur des œufs et s'attaquer à ce monde interlope politico-financier sans faire de vagues.

Sophia Mavroudis sait comme personne construire un montage complexe où, comme dans un puzzle, les pièces s'imbriquent progressivement. Mais il faut attendre la toute fin du récit pour que l'ensemble prenne sens.

Docteur en sciences politiques, spécialiste des relations internationales, notamment dans les conflits en Europe, l'auteur enrichit son roman d'analyses pertinentes sur l'aberrante cécité européenne face à la menace d'une Chine qui a fait de la Grèce, lâchée par ses alliés et partenaires, son cheval de Troie pour asseoir sa puissance et assurer son hégémonie politique et économique dans un monde en pleine mutation. Et place ses espions comme autant de tentacules pour parvenir à ses fins.

Passionnant, même si cela fait froid dans le dos.

Sophia Mavroudis : Stavros sur la route de la soie (Jigal Polar, 260 p, 18,50 €)

L'esprit français ? What else ?

L'esprit français ? Ce sont encore les étrangers qui en parlent le mieux ! Fallait-il, et ce n'est pas le moindre paradoxe, que ce soit un Suisse d'origine turque, qui, par amour et fascination pour ce patrimoine exceptionnel, se fasse un devoir de recenser tout ce qui, au cours des siècles, a édifié un art de vivre exceptionnel aux multiples facettes : littérature, art, gastronomie, haute couture... "France, terre des arts, des armes et des lois" (Joachim du Bellay).

Ses principales caractéristiques selon l'auteur ? Allure, brio, intelligence, trait d'esprit, plaisir, savoir-vivre, légèreté, élégance, grâce naturelle, sens de la fête, frivolité, bagatelle, sensualité, mot qui fait mouche. En un mot : le panache ! Ses figures emblématiques ? Trop nombreuses pour être citées, sans oublier tous ceux qui, arrivant du monde entier, ont contribué par leur talent au génie de la France.

Mais l'auteur ne se fait pas hagiographe et sait également appuyer là où ça fait mal en dénonçant le côté obscur de la force : mépris et égoïsme des élites, racisme, antisémitisme séculaire, culte forcené de l'argent de tous ceux qui rêvent de sacrifier un héritage sublime sur l'autel d'un cosmopolitisme indifférencié et d'une mondialisation sauvage, véritables cancers de notre délicieuse spécificité, gommée au profit d'une uniformisation sans éclat, caractère, ou originalité.

Le foisonnement, la richesse, la finesse d'esprit, la subtilité, la liberté de ton et le caractère unique de ce qui fait le sel de la culture française sont ce qui ressort à la lecture de ce dictionnaire, ô combien amoureux, au style enlevé et fluide. Il était urgent de remettre les pendules à l'heure, alors que le glas de notre merveilleux patrimoine, que nous a envié le monde entier (phénomène qui perdure encore), ne cesse de sonner, à la grande joie de ceux qui participent activement au délitement et à la déconstruction de la France, alors qu'il est de leur devoir de défendre un héritage d'une exceptionnelle richesse. O tempora, o mores !


Metin Arditi : Dictionnaire amoureux de l'esprit français (Plon, coll. L'Abeille, 688 p, 13 €)

Une tragédie grecque

Daniel Dravot, politicien cynique et corrompu, et Tom un artiste raté, dégringolent à la suite d'une querelle dans une faille spatio-temporelle pour débouler dans la Grèce de Périclès au Ve siècle avant notre ère. Un choc des cultures, un grand écart que Daniel, devenu Danielos pour la couleur locale, va se régaler à réduire, en appliquant toutes les manipulations perverses du XXIe siècle à cette société quasi édénique qui se contente de peu et ne rêve que d'apprentissage philosophique pour atteindre le Beau, le Bien, la sagesse comme horizon indépassable de toute vie.

Peu à peu, et sans que les Athéniens s'en rendent compte, il va tisser les rets dans lesquels vont s'enfermer les citoyens jusqu'à l'étouffement, jusqu'à la perte de leur liberté et de leur joie de vivre. Par la création de besoins dont ils n'avaient pas connaissance, en jouant sur les ressorts toujours pérennes de la jalousie, de l'égoïsme, du plaisir immédiat, du narcissisme, de la versatilité populaire et de la soif de pouvoir et de reconnaissance, Danielos va asservir un peuple libre jusqu'alors, le coupant de toute réflexion par anesthésie de la pensée.

Dans cette fiction jubilatoire et goguenarde à l'humour féroce, qui se joue des anachronismes, l'auteur nous fait percevoir comment l'araignée mortifère du consumérisme tisse sa toile jusqu'à attirer les proies que nous sommes par un mortel chant des sirènes. Un mécanisme bien rodé qui nous fait délibérément adhérer à ce qui nous broie : "toujours plus, jamais assez".

Tout autocrate vit aux dépens de ceux qui l'écoutent. Et le suivent !

Stanislas Graziani : Le cauchemar de Socrate (Éditions Beaurepaire, 270 p, 18 €)

L'origine du mal

Dans son ouvrage L'enseignement du mépris, Jules Isaac dénonçait en 1962 la profonde implication du christianisme dans la mise à l'écart des juifs dans la vie sociale, ainsi que l'hostilité et la haine dont ils furent les victimes expiatoires, de longs siècles durant.

L'ostracisme dont il est question dans le livre de Sébastien Le Fol est d'une toute autre nature et trouve sa source dans la longue tradition de mépris et de suffisance de la noblesse à l'encontre de ce que l'on nommait sous l'Ancien régime le tiers-état. Ce clivage séculaire perdure plus que jamais dans notre France républicaine et résiste à toutes les injonctions égalitaires pourtant prônées, toutes tendances confondues, par nos "élites" : "Hiérarchisée, cloisonnée et centralisée, notre organisation sociale est encore largement gouvernée par les préséances, les codes et les usages".

Cet écrasant sentiment de supériorité des classes dirigeantes, bloquant aux classes populaires toutes les issues aux premières places, a sacrifié de précieuses compétences et broyé trop d'individus doués qui font cruellement défaut à la France et sont pour beaucoup dans son déclin. Mais il a parallèlement donné à d'autres une niaque d'enfer pour atteindre envers et contre tous, et coûte que coûte, leur but et se hisser sur les plus hautes marches du podium.

Marcel Gauchet, Nicolas Sarkozy, Jacques Attali, Laurence Bloch, François Pinault, Bernard Tapie, Xavier Bertrand, Fabrice Luchini, Michel Onfray, Eric Dupont-Moretti, Manuel Valls, Elisabeth Moreno et beaucoup d'autres tous issus de familles modestes ou socialement défavorisées, se sont forgé un destin hors normes, loin de l'arrogance des nantis de naissance, d'une intelligentsia odieuse et des réseaux très fermés des grandes écoles et de leurs privilèges, grâce à leur talent, leur intelligence, leur opiniâtreté, leurs compétences, leur volonté, un caractère en acier trempé et une foi inébranlable en eux-mêmes. Ils se sont affranchis de la condescendance, voire de la morgue, d'une caste habituée depuis toujours à s'arroger les meilleures places et ont ignoré avec insolence ses procès en légitimité, suscitant souvent une haine et une jalousie féroces.

Le très bel essai de l'auteur est une radioscopie sans concessions d'un dysfonctionnement dramatique et quasi névrotique de la société française, très finement analysé et très sérieusement documenté. Un réquisitoire virulent sur l'un des blocages les plus puissants de notre pays. Passionnant !

Sébastien Le Fol : Reste à ta place... ! Le mépris, une pathologie bien française (Albin Michel, 336 p, 19,90 €)

Sympathiques petites fouines


Rien de mieux qu'une charmante vieille dame anglaise, croisement de Miss Marple et d'Hercule Poirot, aidées de deux amies aussi curieuses qu'elle, pour démêler l'écheveau compliqué d'une enquête policière.

Quand l'excentrique Judith, qui adore se baigner nue dans la Tamise, entend chez son voisin un cri suivi d'une détonation, elle alerte illico la police... qui ne trouve rien de suspect. Mais Judith appartient à la redoutable espèce des "pittbelles", qui ne lâchent pas leurs proies. D'autant que deux autres meurtres sont perpétrés dans cette si charmante et si tranquille ville de Marlow. Aidée de Suzic, promeneuse de chiens et sans-gêne au grand cœur, et de Becks, la femme du pasteur, si respectueuse des conventions, elle va fourrer son nez partout, surtout là il ne faut pas et finir par faire triompher une vérité... déroutante.

Un bon moment de détente à assortir impérativement de thé et de petits gâteaux. So british !

Robert Thorogood : Les Dames de Marlow enquêtent. Mort compte triple (La Martinière, 464 p, 14.90 €)

Sur terre, rien ne va plus

Avec Benacquista et Barral, le mythe du Dieu omnipotent et omniscient en prend un coup dans l'aile. Contrairement aux humains que le doute n'effleure pas, il n'a pas réponse à tout. A sa décharge, ses créatures ne cessent de déployer une activité créatrice stupéfiante pour complexifier leurs comportements, surtout bien sûr pour suivre le mauvais chemin. L'innovation sans limite de leur (in)conduite ne cesse de dérouter le Tout-Puissant qui ne sait plus comment apporter un peu d'ordre dans ce grand n'importe quoi qu'est devenue l'espèce humaine.

Heureusement, dans sa grande sagesse, il sait puiser dans le vivier quasi infini de son paradis où résident désormais les grandes et belles âmes qui ont éclairé le monde et ont donné leurs lettres de noblesse aux humanoïdes.

Dans ce troisième tome, sont mis à contribution Gandhi, Michel Audiard, Maria Callas et Victor Hugo qui, chacun muni de son empreinte sur terre, vont aider quelques personnes en situation de détresse morale grave, même s'ils n'en sont pas toujours conscients, à se recentrer.

Comment remettre sur le chemin de la raison et de la bienveillance un magnat américain ivre de puissance, un intellocrate méprisant, une gamine attirée par les sirènes de la notoriété et de l'argent faciles et un homme qui veut racheter sa mauvaise conduite en se punissant, tombant toujours plus bas dans la précarité ?

Tonino Benacquista pointe d'une plume vengeresse les travers de notre société superficielle et égoïste, uniquement attirée par l'argent, le pouvoir et la célébrité, que son comparse Nicolas Barral illustre de dessins hilarants.

Benacquista et Barral : Dieu n'a pas réponse à tout. Mais il sait déléguer (tome 3) (Dargaud, 64 p, 16 €)


Les éditions Dargaud ont eu la bonne idée de rééditer, pour l'occasion les tomes 1 (Dieu n'a pas réponse à tout, mais il est bien entouré) et 2 (Dieu n'a pas réponse à tout, mais il sait à qui s'adresser). Un bonheur de lecture supplémentaire.

Sexe faible ? Vraiment ?


Selon le poète, les femmes seraient l'avenir de l'homme. Et leur présent, à elles, qu'en a-t-il été ?

A l'heure où les exposées médiatiques n'aspirent qu'à un statut de victimes ou de minorités (soi-disant) opprimées pour s'affirmer, d'autres, bien avant elles, ont su faire preuve d'audace et de détermination dans un monde dominé par une misogynie agressive et triomphante qui ne leur consentait pas la moindre place hors du domestique.

Pour occuper, envers et contre tous, la place qu'elles estimaient à juste titre être la leur et que leur intelligence et leur culture légitimaient, elles ont eu le courage de résister aux pressions de leur milieu, de braver les préjugés de leur époque et de tenir le cap coûte que coûte, au risque parfois de leur vie.

On retrouve ces initiatrices dans tous les domaines : politique, sciences, arts, culture. Certaines, Hatchepsout, Christine de Pisan, Marie Curie, Alexandra David-Néel, Joséphine Baker, Marguerite Yourcenar... ont passé avec succès le barrage de la notoriété. Mais combien d'autres laissées dans l'ombre et qui pourtant ont contribué de façon importante, pour ne pas dire capitale, aux avancées scientifiques ou artistiques ?

Dorica Lucaci rend justice à ces pionnières inconnues du grand public sans qui le monde des Lumières d'aujourd'hui ne serait pas ce qu'il est. On leur dit merci.

Dorica Lucaci : Premières. 50 femmes pionnières (L'Opportun, 320 p, 14,90 €)

Un magnifique imbécile

Hubert Bonisseur de la Bath, alias OSS 117 : abruti flamboyant, arrogant candide, d'une ignorance abyssale des codes et des bonnes manières en vigueur, quel que soit le milieu dans lequel le plongent ses missions successives, inapte à l'exercice du tact et de la délicatesse, sans filtre, il traverse la vie avec un aplomb aussi phénoménal qu'inconscient. Incapable du moindre doute, bourré de préjugés, politiquement incorrect : un bouffon, une caricature sur pied, imperméable au ridicule. Dans la beauf attitude, il touche au sublime.

Mais qu'est-ce qui fait qu'on trouve, par ailleurs, touchant et finalement sympathique cet inadapté infantile, à la perception très limitée de la réalité ? Son ingénuité, son inaltérable capacité à rester lui-même, sans aucun complexe, parfaitement insensible aux regards moqueurs, opposant en toutes circonstances une indifférence naturelle, sans mépris aucun, au jugement d'autrui.

Au final et paradoxalement : une grande force de caractère. Malgré lui.

Chris Le Guelf : La philo selon OSS 117 (L'Opportun, 208 p, 14,90 €)

Livres qui font du bien pour une époque qui va mal

Le syndrome du nid vide. Les enfants partis ailleurs profiter de leur toute nouvelle existence, un mari qui l'a quittée pour une plus jeune : tel est le bilan calamiteux d'Alice, qui a consacré à sa famille toute son existence pour se retrouver, à cinquante ans, mener une vie aussi vide que son appartement, dans lequel elle se recroqueville comme un escargot dans sa coquille, figée par une peur du regard des autres et son manque d'estime de soi. Mais ne serait-ce pas l'occasion, enfin, de penser un peu à elle et de se donner une chance de vivre selon son cœur et ses désirs, s'affranchir du regard d'autrui et laisser s'épanouir la femme en elle ? De hasards en rencontres, va-t-elle saisir les opportunités qui s'offrent à elle de déployer ses ailes pour devenir un beau papillon épris de liberté ?

Lisa Azuelos : La vie en ose (Pocket, 222 p, 6,70 €)


La belle fraternité des lecteurs. Quitter Paris, son vacarme, la saleté de ses rues, son agressivité et la bousculade des métros, sonne comme une urgence pour Nathalie qui embarque mari et enfants à Uzès. Et parce qu'un livre est un rendez-vous avec soi-même et avec les autres, elle rachète la petite librairie de la place aux Herbes, " lieu de lumière et de chaleur [...] et de confidences" dans laquelle vont défiler toutes sortes de lecteurs, de passage ou qui reviennent souvent, par fidélité au lieu et à son hôtesse, porteurs d'histoires uniques propices aux échanges rares et enrichissants. Parce que tout homme est une histoire sacrée". Cloé, Philippe, sœur Véronika, Arthur et tous les autres vont marquer à jamais l'histoire d'une Nathalie faiseuse de miracles.

Histoires vraies et fantasmées se chevauchent. Lire, c'est ouvrir une fenêtre sur le monde, mais aussi enrichir son existence, par procuration, peut-être, mais si intensément. Le voyageur immobile va souvent plus loin grâce à ses lectures et s'offre mille vies en une, qu'il partage aux hasard des rencontres.

"Un livre, un vrai livre vous bouleverse. Il réveille en vous le royaume des désirs, le peuple des possibles, l'indomptable armada des "pourquoi pas" ?" (Erik Orsenna)

Eric de Kermel : La librairie de la place aux Herbes (J'ai Lu, 286 p, 7,10 €)

Itinéraire d'un combattant

Grande gueule à la niaque proverbiale, flamboyant, charismatique, volontaire, généreux, culotté, n'ayant peur de rien : Bernard Tapie avait tout pour réussir un parcours sans faute. L'entrée en politique fut sa Roche Tarpéienne.

Dans la très belle biographie qu'il lui consacre, Franz-Olivier Giesbert retrace le parcours de ce guerrier indomptable à l'instinct très sûr, qui passa sa vie en allers-et-retours entre Olympe et placage brutal au sol. Personnage controversé mais terriblement attachant, chef de clan protecteur, volontiers hâbleur, tour à tour Robin des Bois ou gladiateur dans l'arène, le petit garçon pauvre de banlieue a taillé, à force de ténacité, des croupières aux nantis du sérail... qui ne le lui ont jamais pardonné. Ils le lui ont fait payé très cher, et pas à la loyale, en déclenchant une implacable curée politico-médiatique, débouchant sur une mise à mort méthodique, avec la complicité de juges ultra-politisés, du monde politico-financier et de journalistes ("Il est vrai que dans une presse aussi impatiente qu'idéologisée, la vérification est une perte de temps").

Que lui reproche-t-on à travers quelques erreurs et d'insolentes réussites ? De n'être pas resté à sa place, d'avoir pris des risques et gagné des combats : l'OM, Adidas, Wonder, Look, Terraillon... Son défaut ? D'être un sauveteur, pas un gestionnaire au long cours. Cela ne l'intéresse pas, une fois les entreprises remises à flots, de les développer. Il préfère les céder à des repreneurs, à charge pour eux de les faire fructifier. Car d'autres défis attendent ce passionné en perpétuelle fringale de changements, qui n'aime rien tant que l'abordage et la conquête.

Le cancer est le dernier combat de cet insoumis qui refuse de mettre un genou à terre. Bon courage, Monsieur Tapie.

Franz-Olivier Giesbert : Bernard Tapie. Leçons de vie, de mort et d'amour (Les Presses de la Cité, 294 p, 21,90 €)

Un ailleurs si proche...

C'est devenu un véritable phénomène d'édition. Entre pandémie isolationniste et anathèmes violents contre les émissions de CO2 de l'aviation civile, les Français sont assignés depuis trop longtemps à résidence. Les débats houleux sur le passe sanitaire qui ne passe pas et met le pays en ébullition n'arrangent en rien la libre circulation des individus.

Pour calmer les frustrés de la transhumance estivale vers de lointaines et exotiques contrées, surgissent sur les présentoirs des libraires des ouvrages qui, photos à l'appui, illustrent le parallèle entre les lieux remarquables du monde entier et leur correspondance frappante avec ceux de l'Hexagone.

Parmi les meilleurs, celui de Stéphane Francés, aux très belles illustrations, grâce au talent des photographes qui "ont su capter la poésie et l'éphémère, immortaliser l'impermanence" (Frédéric Lopez) : il confirme que notre pays est bien le précieux dépositaire de la diversité et de la beauté des paysages de la planète.

Cela fait rêver. Mais pour que l'émotion de la découverte soit totale, il y manque juste les bruits, les parfums, les musiques, les particularités de ces populations d'"ailleurs". Car une similitude d'apparence dans la géographie n'engendre pas le même profil culturel, ni les mêmes comportements, pas plus qu'une similarité de réponses face à un environnement identique. Preuve, si besoin était, que l'environnement seul ne peut modeler les comportements humains.

Mais cela n'enlève en rien le côté magique de ce sésame ouvrant sur un autre monde... si près de chez nous.

Stéphane Francés : Ailleurs en France (Flammarion, 256 p, 24,90 €)

Les derniers feux d'un bel automne

A plus de 70 ans, veuve, Monique retrouve son amour de jeunesse. Véronique, sa fille, elle-même épouse et maman, mène une existence calme et bien remplie. Mère et fille sont depuis toujours des complices fusionnelles à l'affection rare.

Ce bloc va pourtant peu à peu se fissurer avec l'apparition, dans la vie de Monique, de Xavier, l'homme qu'elle aima passionnément à l'âge tendre, disparu un beau matin sans un mot. La voilà qui se transforme en adolescente enflammée, des étoiles plein les yeux. Pour la plus totale incompréhension de sa fille qui, la voulant pour elle toute seule, refuse d'admettre la perte de sa place privilégiée dans son cœur. L'amour rend les enfants tellement égoïstes.

Ce que Véronique va découvrir et vivre dans la douleur et le chagrin est une évidence : jamais une femme ne se dissout totalement dans un rôle exclusif de mère ou d'épouse. Et qu'une mère peut partager toutes les confidences de sa fille adulte, cela ne peut être réciproque. Un choc pour Véronique qui refuse cette évidence : qu'à tout âge on peut encore éprouver désirs, sentiments, plaisir, jouissance, attrait l'un pour l'autre. Malgré le vieillissement des corps, le cœur et ses emballements restent intacts. Et qu'on ne peut lutter contre les retrouvailles de deux êtres qui se sont manqués cinquante ans plus tôt et qui veulent vivre dans l'accomplissement et la plénitude ce qu'ils n'ont su réaliser alors, retrouvant une jeunesse intacte. Le temps qui passe n'y change rien.

Le désir des parents est souvent vécu comme une honteuse agression par les enfants, qui jamais ne considèrent leurs géniteurs comme des êtres de chair et de sang. A travers cette douloureuse expérience, la fille parviendra-t-elle à cette maturité, qui marque l'entrée apaisée dans l'âge adulte ?

L'auteur dépeint le doux paradis des amours tardives d'une plume légère, sensible et délicate, qui irrigue son récit d'une tendre élégance. Un beau roman d'apprentissage. Tous âges confondus.

Véronique de Bure : Un amour retrouvé (Flammarion, 288 p, 20 €)

Le phénix et ses cendres

L'esprit des Lumières s'éteint peu à peu. Sous les coups de boutoir d'une volonté infantile de toute puissance de la part d'une poignée de frustrés incultes, couplée à la lâcheté repue de tous ceux qui ont laissé s'installer un nihilisme mortifère débouchant sur du grand n'importe quoi. Avant liquidation totale.

Comment en sommes-nous arrivés là ? La vigueur de la culture française, qui avait irrigué, l'Europe d'abord puis le reste du monde, de son universalisme et de son éthique, semblait pourtant infinie et indestructible : Montaigne, sa liberté d'agir et de pensée nourrie de sagesse antique; Rabelais et sa joyeuse sensualité, truculente et libertaire; Descartes et sa méthode de raison critique; Voltaire et sa vivifiante insolence, son ironie mordante pourfendant avec jubilation préjugés et mensonges; Marivaux et son libertinage, délicieux et élégant; Victor Hugo, l'ogre généreux, humaniste et empathique, d'un courage exceptionnel, qui invite à la résistance contre la tyrannie, toutes les tyrannies. Tous semblaient des antidotes puissants contre la dégénérescence de la pensée. Le ver était-il déjà dans le fruit ?

Le cancer s'installa subrepticement au début du XXe siècle avant de métastaser dans sa seconde partie. Avec une minutie et une patience d'entomologiste, Michel Onfray décrypte étape par étape le processus d'anéantissement d'une pensée libre qui tentait de conduire l'humain à son accomplissement. Avec l'aide soutenue d'intellectuels irresponsables, méprisants et indignes de leur magistère, qui se sont arrogés un droit de destruction massive. Une haine de soi bien française perpétrée par quelques individus au détriment de tous et qui aboutit à toutes les dérives identitaires et autres.

Ce qui caractérise Michel Onfray ? Sa puissance de travail, son courage de lutter vent debout et sans compromission contre la doxa, sa recherche méticuleuse des sources, son analyse tatillonne des textes et des faits, la clarté et la rigueur de sa démonstration. Après, libre à chacun de ne pas partager ses points de vue et ses conclusions. Mais en toute connaissance de cause.

Michel Onfray : L'art d'être français. Lettres à de jeunes philosophes (Bouquins, 398 p, 22 €)

Une si longue absence

Un père et un fils dans un ultime voyage, pour se rejoindre et enfin combler toute une vie de rendez-vous manqués qui font mal, effacer les malentendus et oublier les années d'éloignement destructeur, panser les blessures d'une absence qui empêcha l'enfant de grandir et le père de se construire en tant que tel.

Sur la route qui les mène, sur un coup de tête, du Pays basque à Nazaré au Portugal, sous le signe du surf qui fait affronter les vagues géantes symboles du mur dressé entre eux, ces deux-là s'offrent le road trip de la dernière chance. Pour mettre les compteurs à zéro, suturer les plaies d'un passé qui ne passe pas et effacer dans ces retrouvailles et dans l'alcool les ruptures et la tristesse poignante des regrets qui ont empêché deux vies de se déployer dans l'accomplissement. Et réparer une communication défaillante qui empêcha la rencontre salvatrice : "Nous avons cela en commun mon père et moi; l'élégance de l'évitement".

Une profondeur dans la description des sentiments et des émotions donne à ce roman sur les ravages de l'incommunicabilité, souvent causée par une pudeur excessive et la peur d'affronter ses propres failles, un style particulier, un ton nouveau, à la fois grave et léger. Et une fraîcheur narrative qui procure un vrai plaisir de lecture.

Barthélémy Desplats : L'élégant (Grasset, 180 p, 17,50 €)

Un tour du monde... sans quitter la France

Un pays étonnant, la France ? Une lapalissade ! Est-ce sa situation de fin de continent qui lui confère sa richesse paysagère, modelée par des siècles de culture raffinée et innovante ? Force est de constater que les sublimes merveilles naturelles du monde entier semblent s'être donné rendez-vous dans notre Hexagone privilégié. La Grèce dans le Var, le Costa Rica à Hossegor, Venise à Annecy, Tahiti à Oléron... pas moins de trente-deux destinations bien françaises pour présenter à nos yeux éblouis un condensé sublime de toute la planète.

Un livre précieux, un guide clair, original et ludique, bien illustré, qui pour chaque lieu présenté décline des rubriques bienvenues : une petite introduction comparant la région à son modèle lointain (photo à l'appui), description des particularités à ne pas manquer et les incontournables (et indispensables) chroniques "gastronomie et shopping" et "hébergement et restauration".

Un petit bémol cependant : on eût aimé que l'auteure mette en veilleuse son culte de la personnalité et ne nous impose pas son portrait, souriant certes, mais lassant et inopportun, bien exposé sur tous les sites. Un travers inhérent à son rôle d'animatrice télévisuelle ? Il eût été préférable qu'elle libère cette place précieuse pour une photo supplémentaire illustrant la particularité de la région présentée.

Caroline Ithurbide : Un tour du monde en France (Hugo Images, 224 p, 19,95 €)

Contes et légendes du règne animal


Depuis l'Antiquité, des tombereaux d'inepties ont été colportés et écrits par toutes sortes de naturalistes, ornithologues et autres observateurs patentés, sur la faune de notre planète. De bonne foi, souvent, mais généralement dénuées de la plus élémentaire rigueur scientifique, l'anthropocentrisme, les croyances religieuses chrétiennes, surtout médiévales, et la morale puritaine des différentes époques menant allègrement la danse... quand tous ces messieurs ne leur faisaient pas subir de tortures dignes de l'Inquisition, pour justifier leurs bourdes sidérantes au nom de la recherche.

Heureusement, depuis le siècle dernier, des chercheurs sérieux se sont penchés sur le comportement de nos amies les bêtes en les observant méthodiquement et sans a priori. Parmi eux, la zoologiste Lucy Cooke, qui au passage se moque des délires, aberrations et autres propositions saugrenues de ses collègues antérieurs qu'elle égratigne et dont elle se fait un malin plaisir de pilonner le manque de rigueur. Elle nous livre ici une étude très documentée d'une drôlerie irrésistible sur quelques spécimens aux conduites pour le moins curieuses.

Depuis le sexe des anguilles, qui suscite encore plus de débats que celui des anges en son temps, du paresseux dont on raille la lenteur proverbiale mais qui fait preuve d'une fulgurance étonnante dans la copulation, des chauves-souris maudites qui s'adonnent à la fellation et au cunnilingus ou des grenouilles qui ont le feu au derrière et partouzent sans vergogne, des orignaux qui se biturent aux pommes fermentées et autres orangs-outans, éléphants et autres perroquets qui s'arsouillent aux fruits trop mûrs, des déviances des manchots qui n'hésitent pas à recourir au viol et à la nécrophilie pour se reproduire : on en apprend de belles sur les mœurs dépravées de la faune terrestre.

Lucy Cooke remet également les pendules à l'heure en réhabilitant des espèces maudites : hyènes, vautours et autres hippopotames remontent ainsi de quelques échelons dans notre estime.

Loin d'être rébarbative, cette étude pointue sur tout un monde qui s'encanaille gaiement se lit comme un roman. Sous la plume désopilante de l'auteur s'anime un bestiaire étrange qui pose encore de sacrées colles aux scientifiques les plus chevronnés. Et cela nous renseigne aussi sur nos propres comportements :"Le malaise que provoque chez nous la vérité sur ces animaux en dit long sur nos espoirs comme sur nos peurs [...] Mais dépeindre le règne animal avec notre pinceau éthique artificiel, c'est nous priver de la diversité stupéfiante de la vie dans toute sa splendeur, avec ses buveurs de sang, ses dévoreurs de frères et sœurs et ses baiseurs de cadavres".

C'est hilarant, goguenard et joyeux. On ne s'ennuie pas une seconde.

Lucy Cooke : L'énigme de l'anguille et autres bizarreries animales (Albin Michel, 496 p, 22,90 €)

Un doux naufrage


Arthur, le grand-père, et Louis, son petit-fils. L'un au bout du chemin, l'autre au commencement de sa vie. L'un qui voit sa mémoire s'effilocher et l'autre avide d'apprendre. Ils vont mutuellement s'entraider à cheminer sur la route qui est la leur : Arthur va donner à Louis le goût de la pêche, du plongeon dans les vagues glacées, de la glace au chocolat, des papillons... Et au détour du chemin, lui prodiguer de très utiles conseils : "Ne fais jamais rien pour faire plaisir à quelqu'un. N'attends jamais l'autorisation d'être qui tu es. [...] Le plus important, c'est que tu sois épanoui, heureux, et que tu te sentes à ta place, c'est tout". Louis, fine mouche qui a vite compris que son papy commençait à souffrir d'absences, va inventer de multiples stratagèmes pour retarder les effets inéluctables de la maladie et subtilement faire resurgir les souvenirs d'Arthur, notamment sur son métier d'acteur. Pour faire travailler la mémoire de son grand-père, mais également se constituer un socle d'histoires qui l'aidera à se construire tout au long de sa vie.

Dans un récit poignant, à fleur de larmes et de rires, à fleur de vie, tout de tendresse, Aurélie Valognes construit un beau récit de transmission d'une précieuse expérience de l'ancienne génération et de solidarité affectueuse de la nouvelle, bien plus sensible et délicate qu'on ne le croit. L'amour inconditionnel du petit-fils va illuminer les dernières années du grand-père avant qu'il ne s'enfonce dans la nuit.

Aurélie Valognes : Le tourbillon de la vie (Fayard, 288 p, 18,90 €)

Satanée question...

Dieu ! En toute simplicité. Fallait-il de l'aplomb pour circonscrire un tel sujet. De l'aube de l'humanité à nos jours, les auteurs relèvent un sacré défi en passant en revue les tribulations des notions de Dieu et des valeurs y afférent, à travers les âges et dans toutes les cultures (ou presque) : sacré, mystique, spiritualité, immortalité, transcendance et immanence.

Pour ce qui est de la prétention de détenir la seule vérité, les trois monothéismes en prennent pour leur grade. Le polythéisme aussi. D'où qu'elle vienne, aucune religion n'en ressort indemne. Et pour cause, puisqu'elles sont toutes une convenance sociale destinée à homogénéiser le groupe, apportant une collusion politique, autre idéologie qui va contaminer et pervertir la pureté de l'acte divin.

A travers leur fonctionnement, toutes les pratiques sacrées nous en apprennent beaucoup sur le processus de la psyché de l'homo sapiens, quelle que soit son empreinte culturelle. Dis-moi pour qui et comment tu t'élèves et je te dirai qui tu es.

Une chose est sûre : aucun groupe humain n'est exempt du sentiment que quelque chose d'immense le dépasse. Et tous ont tenté d'apporter une réponse à ce mystère. Les athées les plus radicaux n'y échappent pas.

Une analyse historique, philosophique, culturelle et sociologique passionnante.

Frédéric Lenoir, Marie Drucker : Dieu (Éditions Retrouvées, 352 p, 14,50 €)

Une femme épatante

Tout le monde connaît l'aristo rigolote en rupture de ban qui fait rire de la situation financière calamiteuse de sa famille, l'artiste originale pleine de joie de vivre, qui s'amuse à casser les codes de sa classe sociale et joue avec son image de sang-bleu, la bonne vivante sensuelle, généreuse, gourmande et gourmet, qui parle avec délices de recettes de cuisine et des bons petits plats dont elle se régale : "La gourmandise, chez les Turckheim, c'est culturel".

Mais beaucoup ignore (et c'est dommage) la femme intelligente, curieuse de tout, bienveillante, sensible et engagée, qui se démène à travers le continent asiatique pour sauver les petites filles de la prostitution et leur donner un cadre où elles apprendront un métier qui les sortira de la rue et de la misère; la touche-à-tout au goût sûr, accro au bricolage et à la couture, qui s'interroge avec sagacité sur les dérives mortifères de notre société qui abandonne une jeunesse qui se perd dans de mortels paradis artificiels : "Trop de pression, de stress, de solitude, de compétition, de matérialisme".

Se dessine également le portrait d'une femme énergique qui ne baisse pas les bras malgré son lot de chagrins et de drames, à la vie professionnelle multiple, hôtesse d'une maison d'hôtes dans les Alpilles, qui parle avec tendresse de son amoureux et sans complaisance des combats féministes, dénonce sans haine mais fermement la violence des hommes, sans occulter la part de responsabilité des femmes dans ce genre de comportement, tant dans la sphère professionnelle que privée : "Nous avons été trop longtemps complices [...]; Nos armes sont trop souvent la séduction, comme si pour réussir il fallait toujours en passer par le désir des hommes". Et d'asséner : "Je ne veux pas qu'on me choisisse parce que je suis un quota mais parce que j'ai du talent".

De A à Z, un dictionnaire où l'élégance le dispute à la dignité, le raffinement au savoir-vivre, la subtilité au tact.

Une belle personne Madame de Turckheim !

Charlotte de Turckheim : Le dictionnaire de ma vie (Kero, 216 p, 17 €)

Bouger, enfin ?

Les beaux jours arrivent : inutile de rêver franchir une frontière (d'ailleurs elles se ferment toutes les unes après les autres), alors que l'on se trouve assignés à résidence. La solution pour s'évader loin du béton des villes ? Les livres, comme celui de Feterman et Giraud, qui recense les merveilles apparaissant tout le long des chemins de France. La diversité, la beauté et la richesse des paysages hexagonaux ont vite fait de nous pousser sur les sentiers de notre belle France.

Ce livre-guide est d'autant plus agréable à consulter qu'il n'abreuve pas le lecteur de longues explications fastidieuses mais l'accroche par de belles photos, légendées de textes clairs et passionnants.

Il nous pousse au bout des mains un bâton de randonneur pressé d'aller voir sur place si l'on y est.

Georges Feterman, Marc Giraud, Bernard Deman (photographies) : Paysages de France en bord de chemin (Delachaux et Niestlé, 256 p, 24,90 €)


Préparer notre prochaine levée d'écrou. Alourdir son bilan carbone en prenant l'avion est très mal vu. C'est LE sujet sensible du moment et les fatwas ont vite fait de pleuvoir sur les inconscients qui prétendraient traiter par le mépris ce problème crucial. Cela dit, on peut parfaitement sillonner la planète dans le respect des normes sans devenir un ayatollah de l'écologie. A pied, en train, en bateau, à cheval, à bicyclette, en voiture, l'imagination caracole, les rencontres improbables se multiplient, les paysages déploient lentement leur beauté et offrent aux voyageurs slow life le bonheur de découvrir un monde nouveau dans un enchantement permanent.

Un ouvrage truffé de détails précieux qui nous fait cheminer sur des chemins de traverses riches en émotions et en surprises et propose des échappées belles à un rythme de croisière que l'on avait oublié.

Audrey Baylac, Cindy Chapelle : Voyager sans avion (éditions Plume de carotte, 136 p, 21 €)

Co-coach C.

Séduisante, au départ, cette idée d'élaborer tout un argumentaire de développement personnel en se basant sur la vie d'une personnalité qui a marqué son époque. Et pourtant...

Un sacré tempérament, Mademoiselle Chanel ! Qui a un sérieux compte à régler avec son enfance. Partie de rien, elle décide qu'elle intègrera cette haute société dont elle est exclue. Et elle n'est pas regardante, c'est le moins que l'on puisse dire, pour y arriver et n'hésite pas à anéantir sans état d'âme ceux qui ont l'audace de se poser en travers de son chemin : elle dénonça sans vergogne les frères Wertheimer - juifs - aux autorités nazies pour se réapproprier les droits que ces derniers possédaient dans sa société. Fieffée salope ! Sa collaboration aux envahisseurs ne s'arrêtera pas là : elle fut la maîtresse d'un officier allemand, le baron Von Dincklage, et Hal Vaughan, un auteur américain, va jusqu'à certifier qu'en tant que membre de l'Abwehr, elle espionna pour le IIIe Reich. Et patriote avec ça !

Arriviste forcenée, elle choisit ses amants en fonction de leur rang et de leur fortune et les utilise sans remords. Exception faite pour Boy Capel, le seul qu'elle aima profondément, mais qui lui résista, collectionnant les maîtresses et refusant de quitter sa femme pour elle.

Côté création, elle plagia allègrement les maillots à rayures des marins pour en faire les pièces phares de ses créations et adopta le costume masculin pour les femmes. On peut lui reconnaître d'avoir voulu libérer le corps des femmes en créant des vêtements simples et faciles à porter.

Menteuse, radine, exploitant sans vergogne des employés qu'elle voulait à sa botte, monstrueusement égocentrique, dénuée de tout sentiment d'empathie, d'entraide ou de solidarité, elle finit sa longue existence en vieille fille aigrie confite dans sa solitude : difficile alors de désirer s'identifier à un personnage aussi peu reluisant et de vouloir s'en faire un modèle.

Il était pourtant simple de donner en exemples des femmes autrement plus classieuses et moralement plus élégantes : Olympe de Gouges, Simone Veil, Joséphine Baker, Rosa Parks, Audrey Hepburn, Rosa Luxemburg, Grace Kelly, Michèle Obama, Elisabeth Badinter, Colette, George Sand, Angela Davis, Marie Curie... Liste non exhaustive.

Aurélie Godefroy : Agir et penser comme Coco Chanel (éditions de l'Opportun, 256 p, 12,90 €)

Apprendre à se renouveler

Chômage : cancer social, cancer personnel. Désespérance de l'individu rongé par la vacuité et l'inutilité de son existence, dépossédé de lui-même, devant arpenter un long chemin de croix dans les dédales du Pôle emploi, aussi sinistres que les couloirs des services de cancérologie. Chômeurs : personnes passées sous les écrans radars d'un système absurde qui les parquent dans un lazaret social, manière de cacher aux éternels exploités taillables et corvéables à merci, qu'ils ne sont tolérés que tant qu'ils sont utiles.

Dija Ben, de son vrai nom Khadija Ben-Abdelhilalilakbir, patronyme rétréci comme sa nouvelle vie, rédactrice mise au rebut (rentabilité oblige) tourne en rond dans cet épisode d'une vacance forcée à durée indéterminée. Son ex-employeur, qui comme tous ceux de son espèce n'en est pas à une abjection près, lui propose de se mettre à son compte et la charge de faire le compte-rendu d'une expérience qu'il a mise lui-même sur pied pour le seul profit de sa fatuité et de sa boîte : la réinsertion de quelques laissés-pour-compte, irrécupérables pour la société laminoir d'êtres humains, confite dans la rentabilité toute puissante, dans un stage d'apprentissage de la cuisine.

Il y a d'abord Achour, le Chef, sage à sa manière, qui impose les règles d'un vivre ensemble plein d'humanité, les Gens de la Cuisine : Véronique, une infirmière sur la touche pour cause de burn-out; Jean De La Belle Tour, maladivement timide que l'on n'entend pas lorsque, par hasard, il se met à parler; Johnny-Bryan, difficile à cerner tant il est secret; et Gérald, un repris de justice violent et qui refuse de se plier à des tâches "de gonzesse".

Et Dija Ben : Marocaine de naissance, Française de cœur et d'âme, que les Hexagonaux "de souche" renvoient régulièrement à la lisière de ses origines. "Je ne veux être ni origine, ni peau, ni sexe. Juste être moi-même. Je suis libre d'être de partout. Ni racine étouffée, ni aile brisée. Non, ni racine ni aile, un être de mots et de sang dont le propre est de circuler et de se renouveler".

L'action fédératrice de la conception et de l'élaboration d'un repas, va réussir à monter une merveilleuse mayonnaise homogène avec ces formidables ingrédients hétérogènes. Et prouve, s'il en était besoin, que cette action commune développe solidarité et entraide.

Une belle histoire, touchante, drôle et tendre, d'un humanisme chaleureux, que la verve corrosive de l'auteur, persillée d'esprit et de malicieuse ironie, que le lecteur déguste en gourmet.

Leïla Bahsaïn : La théorie des aubergines (Albin Michel, 256 p, 16,90 €)

Félin pour l'autre

Parallèlement à la parade des Chats de Geluck s'affichant fièrement sur les Champs-Élysées, et qui doit perdurer jusqu'au 9 juin, Casterman publie un catalogue d'exposition tout à fait original, présentant le parcours de cet artiste protéiforme dans sa dimension de peintre, de bédéiste et de sculpteur : "Lorsque je me passionne pour quelque chose, je me laisse aspirer totalement".

Autour des vingt œuvres exposées, assorties de leur commentaire, l'ouvrage s'enrichit d'une réflexion insolite sur l'art. Tout en soulignant l'ironie et le comique des représentations de l'animal fétiche de ce talentueux artiste belge, il révèle le colossal travail de groupe qu'il a fallu effectuer pour arriver à présenter, sur la plus célèbre avenue du monde, l'emblématique félin dans toute sa majesté insolente, sa malicieuse ironie, son humour décalé, sa moquerie bon enfant et sa gaîté dans la dérision.

Un album magistral, de haute qualité, richement illustré. Une merveille.

Philippe Geluck : Le chat déambule (Casterman, 160 p, 25 €)



Breizh atao! Le Breton ? Un sacré bonhomme, chaleureux, généreux, accueillant spontanément "l'étranger", pratiquant le partage et l'entraide, aimant rire (se moquer ?), à la fois convivial et ombrageux (la Celtie, c'est sacré), fier de sa langue et de sa culture, de ses galettes et de ses bagads.

Dans un livre qui fait avec humour le tour de la question dans toute son ampleur, les auteurs s'en donnent à cœur joie, à coups de dessins drolatiques et d'observations désopilantes, pour prévenir le touriste, toujours plein de bonne volonté, qu'il avance parfois en terrain miné et qu'il vaut mieux savoir ce qui se dit (ou pas) et ce qui se fait (ou pas).

Fabien Delettres, Alteau : Tout est bon dans le breton! (Casa éditions, 96 p, 14,95 €)



Wedding burn-out. Ce qui devrait être le plus beau jour de notre vie a tendance à prendre les allures d'un Koh-Lanta survolté. On l'a tellement désiré et attendu, on le voudrait tellement parfait, que l'on se met sur les épaules une pression d'enfer qui nous fait vite voguer de crises de nerfs en dépression. Rien, ni personne ne vient nous soulager, bien au contraire. Avec la meilleure volonté du monde (mais l'enfer est pavé de bonnes intentions), tous se mêlent de donner des avis (contradictoires) sur la robe, la tenue des demoiselles d'honneur, le plan de table, le repas, la liste des invités... Au secours ! A vous donner des envies de célébrer l'événement en douce, à l'autre bout du monde. Zen !

Camille Burger, Nathalie Bernard : La mariée en colère (Jungle, 64 p, 12,90 €)

Le 8e art à l'honneur

La photographie est un art majeur qui à la fois restitue la réalité, mais aussi la transcende. Témoin privilégié des soubresauts de la planète, elle se présente comme une large fenêtre sur le monde, dans sa beauté et sa laideur, sa tristesse et sa gaîté, sa richesse et sa pauvreté. Elle fixe pour l'éternité les instants éphémères d'une vie changeante. Grâce à elle, le passé devient éternité, fixant à tout jamais les célébrités comme les anonymes, le présent comme les époques disparues, nourrissant et enrichissant notre mémoire d'un héritage qui constitue le terreau d'une culture universelle, nous offrant le précieux cadeau d'une pérennité ineffaçable, récente dans l'histoire de l'humain.

Art de lumière et de cadrage, de spontanéité et de patience, médium exceptionnel qui fait entrevoir la nature plurielle des êtres et des choses, jouant entre rigueur et illusion, elle affine et renouvelle notre regard, nous racontant une histoire à laquelle adhèrent nos sens. Passant du sépia de ses débuts à la couleur d'aujourd'hui, après un long passage toujours d'actualité dans le noir et blanc, elle a su s'adapter à tous les progrès techniques, renouvelant sans cesse sa créativité et par là-même notre ouverture au différent et à l'étrange.

Pour amateurs éclairés et tous les amoureux ce la photo, ce très beau livre de Ian Jeffrey recense tous ceux qui, de William Henry Fox Talbot, Roger Fenton et Julia Margaret Cameron à Daido Moriyama, Cindy Sherman, en passant par Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Erich Salomon et beaucoup d'autres. Chaque photographe a droit à une petite notice biographique, quelques exemples de son œuvre et une explication des clichés choisis.

Instructif et passionnant !

Ian Jeffrey, Max Kozloff : Une histoire de la photographie pour tous (Hazan, 380 p, 35 €)

L'anéantissement, c'est maintenant

Mai 2031. Coccinelles et ours blancs : disparus. Ne restent à l'état sauvage que quelques tigres, éléphants, gorilles et girafes. Quand Déesse (oui, Dieu a disparu dans les oubliettes féministes) s'aperçoit du carnage, elle pique une sainte colère et somme Noé de faire cesser le carnage sous peine de pourrir en enfer pour l'éternité.Sur Terre, Martin, brillant scientifique nobélisé, fait tout ce qu'il peut pour perpétuer dans son parc géologique les derniers spécimens d'espèces en danger. Son ultime recours : organiser une conférence mondiale afin d'alerter tout ce que la planète compte de chefs d’État, décideurs et lobbyistes sur les ravages de l'industrialisation à outrance et d'une surpopulation qui s'emballe. Il espère ainsi réveiller les consciences et les amener à signer un traité de protection de la nature, qu'ils s'engageraient à respecter. Mais comment faire entendre raison à ces (ir)responsables ? Tout à la préservation de leurs privilèges, ces derniers pensent... qu'il est urgent de ne rien faire, fidèles en cela à l'injonction d'Henri Queuille : "la politique, ce n'est pas de résoudre les problèmes, c'est de faire taire ceux qui les posent." Le sort de la planète ne pèse rien en regard des richesses qu'ils accumulent, des honneurs dont ils jouissent et du pouvoir qu'ils exercent.

La solution imaginée par Noé du haut des cieux ? Envoyer sur cette fichue planète quelques animaux dotés d'une apparence humaine qui sauront mieux faire triompher leur cause. Ce serait une idée intéressante s''ils ne conservaient les réactions et comportements propres à leur espèce... ce qui les conduit invariablement à de savoureuses situations.

D'un style alerte tout de dérision, d'ironique nonchalance et de drôlerie, l'auteur nous livre une fable glaçante sur la sixième extinction de masse perpétrée par l'homme, égoïste inconscient qui, par son inconséquence, se saborde allègrement.

Une petite blague : Pourquoi Dieu n'a-t-il pas créé de prédateur pour l'homme ? Parce qu'Il l'a fait assez stupide pour s'éliminer tout seul !

Sophie Hénaff : Voix d'extinction (Albin Michel, 368 p, 19,90 €)

Ils se marièrent...

Ce qui se passe au début de l'histoire sert traditionnellement de conclusion : Fleur, divorcée de Charlie avec lequel elle a eu son fils Eric, épouse Merlin, veuf et père d'une adorable ado Coline. Ces deux-là s'aiment et décident de convoler sur l'île de Groix. Pourquoi ce choix ? Parce qu'ils ont beaucoup rêvé sur le livre de Prune, qui n'apprécie rien tant que son antre du bord de Seine et MP son cher westie.En hommage à l'auteur, les amoureux décident donc de s'unir à Groix et d'y inviter famille et amis pour célébrer leur bonheur tout neuf. Et bien sûr Prune, leur marraine putative, qui a quitté l'île il y a dix-huit ans et ne veut en aucun y retourner.

Dans ce lieu clos où une tempête les contraint à résidence, les histoires, petits secrets et grands drames vont éclater au grand jour et remettre les protagonistes sur d'autres chemins que ceux sur lesquels il s'étaient fourvoyés.

Avec ce "livre qui fait du bien" et que l'on dévore du début à la fin, Lorraine Fouchet fait voyager son lecteur dans l'ambiance joyeuse et légère, mais aussi coups de griffes et coups de gueule, d'une saga familiale que l'on quitte à regret. "Écrire, c'est aussi une façon de soigner les gens, de panser leurs plaies". Être un auteur populaire et avoir du talent n'a jamais été incompatible.

Lorraine Fouchet : Face à la mer immense (Éditions Héloïse d'Ormesson, 320 p, 20 €)

Message personnel pour l'auteur : merci à vous, Lorraine, de m'avoir précisé les coordonnées GPS de l'île de Groix. J'y ai vu comme un clin d'œil du destin et je me promets de m'y rendre un jour. Parce qu'on y rencontre des Greks fort sympathiques. Cela m'en rappelle d'autres, égéens ceux-là, dont le pays a enchanté ma jeunesse. J'espère que l'adage ne ment pas et qu'à Groix je verrai ma joie.

L'autre part de nous-mêmes


Hélène et Diane : deux amies aussi proches que dissemblables. Toutes deux seules. Leur point commun ? Les hommes, toujours de passage.

Tandis qu'Hélène oublie dans d'autres bras la mort de son mari assassiné dix ans plus tôt dans leur belle maison, Diane comble sa solitude par les personnages de ses romans. Et comme elle ne veut pas affronter l'éternité toute seule, elle achète au cimetière proche de chez  elle une concession pour deux.

Mais, qui, parmi tous les hommes qui ont traversé sa vie, veut-elle ou peut-elle choisir pour cette colocation d'un genre un peu particulier ? Commence alors une introspection pour comprendre la raison de leurs multiples désertions. Certains ont quitté ce monde avant elle, elle n'a pas su (ou voulu ?) garder les autres : "Tu attires comme un aimant les fantasques, les extravagants et les délirants de ton espèce. Rechercher un compagnon pour ta tombe alors que ton lit est vide relève de la folie" , lui dit son amie.

Par l'écriture, Diane sature son quotidien de personnages fictifs, les seuls à rester durablement dans sa vie, bien plus présents que les fantômes de chair et de sang qui traversent sa réalité. Pour fuir une déréliction crépusculaire qui la plonge dans les eaux glauques du souvenir ?

Ce roman atypique dilue le lecteur dans le gris glaçant des aubes hivernales. Intéressant.

Vénus Khoury-Ghata : Ce qui reste des hommes (Actes Sud, 128 pages , 13,80 €)

Polars de vacances

Des dîners très privés. L'incorruptible inspecteur Chen Cao est sur le banc de touche. Son intégrité a blessé l'honneur chatouilleux de certaines huiles du Parti. Le voilà donc en "congé de convalescence" (la version chinoise du placard), pour avoir fait correctement son travail en révélant les affaires douteuses menées par certains princes rouges et la corruption endémique qui gangrène les cadres dirigeants. Ce congé forcé le rend disponible pour enquêter dans l'ombre sur la curieuse disparition de Min, très jolie femme qui organisait chaque semaine des dîners chics et gastronomiques auxquels étaient conviés des hôtes riches et puissants. Elle est accusée d'avoir assassiné son aide cuisinière. Qui donc se cache derrière sa secrète mise à l'écart ? La Sécurité intérieure, alertée par de possibles secrets confiés par ses invités sur des personnages haut placés, et qui voudrait la réduire au silence sans faire de vagues ? Un amoureux froissé de son indifférence à l'égard de ses sentiments ? Les cadavres s'amoncèlent autour de Chen qui aura beaucoup de mal à démêler le vrai du faux. Avec l'aide de son assistante Jin et en s'appuyant sur les célèbres enquêtes de Ti, juge de la dynastie Tang, et, qu'il parviendra à éviter les chausse-trappes semés sur sa route.

L'auteur nous offre là un scan sans concession de l'esprit cauteleux des serviteurs du pouvoir rongé par la corruption, de l'hypocrisie de son fonctionnement qui en découle et des affrontements de factions rivales qui le gangrènent.

Qiu Xiaolong : Un dîner chez Min (Liana Levi, 320 p, 18 €)

Destins tordus. C'était plié, ça ne pouvait pas rater : enlever le frère gogol, jumeau d'un très puissant patron du CAC 40, le faire passer pour ce dernier à la très riche banque suisse où l'industriel possède de multiples comptes, en ponctionner quelques millions et replacer tranquillement le sosie dans l'établissement "médical" de luxe où il se fait oublier de sa famille. Ça ne pouvait vraiment pas rater... sauf pour les trois branquignols poissards qui ont imaginé ce coup fumant. Rien ne se passe comme prévu. La machine va se gripper et tout part en vrille. Le trio de bras cassés se fait rapidement déborder par des événements rocambolesques qui se mettent en travers de sa route, car d'autres escrocs attirés par l'appât du gain viennent se greffer sur cette juteuse affaire.

Une odyssée louftingue menée à un rythme d'enfer. C'est drôle et pêchu. Et parfaitement immoral.

Colin Thibert : Mon frère, ce zéro (Éditions Héloïse d'Ormesson, 240 p, 18 €)


Le talisman des Bonaparte. 1799 : le jeune général Bonaparte cache dans le lazaret des pestiférés de Jaffa un objet qui doit protéger à tout jamais sa famille. 2012 : Pénélope, enfin promue conservatrice au département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre, va pouvoir satisfaire sa passion des hiéroglyphes. Mais notre héroïne ne peut se pointer nulle part sans déclencher vols, meurtres et disparitions : cette fois, c'est une bague attribuée à Néfertiti qui a été dérobée. Avec curiosité, patience et détermination, elle part enquêter en Égypte, toujours accompagnée de son acolyte et (ex ?) fiancé Wandrille, pigiste au long cours. Entremêlant passé et présent, histoire et fiction, cette nouvelle aventure du célèbre et inénarrable couple Pénélope-Wandrille fait voyager le lecteur dans l'espace et dans le temps.

Le berceau des pharaons n'aura jamais fini de livrer tous ses secrets et passionnera toujours les amateurs d'histoire et de mystères. Dépaysant.

Adrien Goetz : Intrigue en Egypte (Grasset, 304 p, 19,50 €)

L'école : un Janus à deux faces

Gustave est un doux rêveur qui s'intéresse à beaucoup de choses, notamment les animaux et l'histoire. Entré en CP, il a du mal à fixer son attention sur ce que raconte le maître et ne comprend pas toujours ce qu'on lui demande. Très maladroit (il fait souvent tomber ses affaires), il est le champion des notes calamiteuses, surtout en dictée. Il se fait vite une réputation de cancre et de fainéant, alors qu'il souffre juste de dysorthographie, ce que personne n'a détecté. Et la comparaison avec sa brillante sœur aînée, parfaitement égoïste et sans cœur, ne joue pas en sa faveur. Pourtant, Gustave s'accroche et travaille d'arrache-pied, aidé par sa maman qui croit en lui et consacre chaque jour un temps infini pour le soutenir dans ses devoirs.

Le problème de Gustave est qu'il est sensible, gentil, généreux, altruiste et... très intelligent. Mais d'une intelligence qui n'entre pas dans le moule très étroit du système scolaire. Son esprit et sa curiosité ne correspondent guère au système scolaire qui broie et rejette les élèves qui ne correspondent pas au modèle mis en place. La norme, toujours la norme. A l'orientation de fin de 3e, c'est décidé, il bifurquera en apprentissage. Autant dire, le rebut.

Mais rien n'est écrit d'avance et deux professeures plus futées que les autres, qui ont détecté le formidable potentiel de Gustave, vont se battre pour que l'adolescent puisse retrouver confiance en lui et accoucher du meilleur de lui-même. Une illustration de la fameuse maïeutique de Socrate.

Ce livre, non dénué de poésie, est à la fois un réquisitoire contre les (rares) enseignants incompétents, véritables jivaros coupeurs de têtes aggravant le décrochage scolaire, qui démoralisent et détruisent de jeunes intelligences par leurs commentaires dévastateurs, et une apologie des (plus nombreux) hussards de la République pour qui aider un enfant à détecter ce qu'il a de meilleur et l'aider à devenir un adulte épanoui est la véritable mission de leur métier.

"Parfois, il suffit d'une rencontre pour qu'une vie bascule".

Aurélie Valognes : Né sous une bonne étoile (Mazarine, 342 p, 18,90 €)

Mort et vie : la dynamique qui enclenche toute existence

La vie comme contrepoint à la mort, et réciproquement. La réflexion, de Delphine Horvilleur sur la mort et nos défunts, débouche sur un questionnement à entrées (et sorties) multiples, dans la plus pure tradition juive, pour s'ouvrir à l'universel. Une analyse nourrie d'exemples personnels, d'histoires et de sagesse talmudiques qu'elle met en perspective pour apporter quelques réponses possibles à l'indicible. "Le propre de l'humanité est de croire qu'elle peut garder la mort à distance, créer des barrages et des récits, manigancer pour la tenir éloignée, ou se persuader que des rites ou des mots lui confèrent ce pouvoir".

La rabbine la plus célèbre de France saisit l'occasion de régaler son lecteur sur les principes, traditions et coutumes d'un judaïsme ignoré de beaucoup, comme l'attribution d'un autre prénom donné à une personne malade pour tromper l'ange de la mort Azraël ou ces petits cailloux posés sur les pierres tombales. Et indique au passage tout ce que la langue française doit à l'hébreu.

Mais elle offre bien plus que cela : en puisant dans ses rencontres avec des hommes et des femmes au destin parfois tragique mais qui par un formidable acharnement et un intangible instinct de survie ont, comme Simone Veil et Marceline Loridan, donné ses lettres de noblesse à une existence vouée à l'extermination. En leur donnant la parole, elle montre que choisir la vie est une transmission sacrée.

Pourquoi vivre si tout doit définitivement s'interrompre ? Parce que la vie recèle des mystères qui ne peuvent être éclaircis que par sa finitude. Parce que c'est quand vie et mort "se tiennent la main que l'histoire peut continuer". Chaque être qui disparaît laisse en héritage un terrain qu'il appartient à ceux qui les suivent de faire fructifier. "La grandeur de ton existence et de ton enseignement reste à être révélée, à travers ceux qui viendront après toi."

In fine, une réflexion profonde et intelligente sur l'humain dans son intime et dans sa gloire. Et un formidable hymne à la vie.

Delphine Horvilleur : Vivre avec nos morts (Grasset, 234 p, 19,50 €)


Jésus et Judas, à jamais indissociables. Traître, un nouveau titre de noblesse ? Se basant sur quelques exemples à travers l'Histoire (De Gaulle, Churchill, Sadate, Rabin...), c'est l'argument que développe Delphine Horvilleur dans sa préface au dernier livre d'Amos Oz. "Ceux qui nous accusent de traîtrise ne tolèreront jamais [...] la polyphonie des mondes et les incertitudes qui les sauvent."

A l'instar de son oncle, Amos Oz ne voit en Jésus "qu'un être de chair, un rabbin juif non conformiste et rebelle". Loin donc du fils de Dieu, que Judas n'a pas dénoncé pour trente deniers. Infiltré parmi les apôtres, il aurait été missionné par les autorités religieuses en place : il n'a donc jamais trahi son propre camp. Difficile de démêler le vrai du faux tant l'Histoire s'écrit aussi à coups de légendes.


Amos Oz : Jésus et Judas (Grasset, 96 p, 8 €)

Le pouvoir de l'imagination

Même désagréable, le confinement présente des côtés positifs : notamment un recentrage sur soi laissant la porte ouverte au rêve et à la créativité, qui invitent, dans leur sillage, originalité, humour et fantaisie. Toutes qualités mises en œuvre dans le land art.

Maïté Milliéroux et Marc Pouyet transcendent avec grâce tout ce que la mer rejette dans ses incessants allers-retours avec la terre : bois flottés, coquillages, algues ou galets, et composent sur la plage des œuvres d'autant plus belles et précieuses qu'elles sont éphémères. Seule la photographie parvient à pérenniser leur fugacité programmée.

Mandalas propres à la méditation, offrandes au sacré, plongée dans un monde onirique, leurs réalisations ouvertes sur le large rappellent les formes généreuses de l'art primitif aux lignes pures et puissantes qui élèvent l'âme. Et offrent en prime une parenthèse de calme et de sérénité.

Maïté Milliéroux, Marc Pouyet : Inspirations mer. Land art (Plumes de carotte, 390 p, 16 €)

E la nave (ne) va (plus du tout)


Dans cet éphéméride 2020, Michel Onfray, critique infatigable de nos lâchetés et travers comportementaux, pointe et dénonce tout haut ce qu'une belle majorité de citoyens pensent de moins en moins bas. Et le bilan s'avère bien plus grave que le réchauffement climatique, et porteur de destruction bien plus imminente et inquiétante que la fonte des glaces. Le Titanic prend l'eau de toutes parts et, par inconséquence irresponsable, nous regardons ailleurs : quel qu'en soit le domaine, le bon sens est cloué au pilori, les lanceurs d'alertes sont bâillonnés, stigmatisés, ostracisés, menacés de mort... et exécutés.

Épigone monstrueux de Mai 68 - où il était interdit d'interdire, où la jouissance sans entrave autorisait les pires agissements, où l'on était sommé, au mépris de toute responsabilité, de prendre ses désirs pour la réalité, où l'on bafouait la démocratie et la liberté en scandant "élections, piège à cons" -, notre société à la dérive s'est engouffrée dans une spirale mortifère de destruction totale.

En nous entraînant dans ce voyage en Absurdie, Michel Onfray s'élève vent debout contre la sinistre pantalonnade de nouveaux Pères Ubu : défoulement de haine sur fond de racisme anti-blanc, ostracisme féroce à l'égard des mâles et des hétéros, violence dictatoriale d'une pensée unique qui envahit les réseaux sociaux et les instances universitaires, mise à mort de tous ceux qui n'adhèrent pas à la doxa des intellocrates lanceurs de fatwas qui squattent les médias et qui se permettent, Inquisition moderne, d'imposer anathèmes, exclusions et excommunications. Sans oublier l'incurie des responsables au pouvoir qui assistent impuissants et/ou indifférents à ces dérives menaçantes. Vociférations, rancœurs, déviances, lâcheté, outrances, exécration, tels sont les nouveaux modes d'échanges et de communication.

L'auteur nous gratifie d'un beau florilège de bêtise crasse, scrupuleusement et quotidiennement tenu tout au long de l'année, où l'imbécillité le dispute à la haine, où les frustrations victimaires toutes catégories exigent des têtes, aidées en cela par une cécité intellectuelle hallucinante et la totale incurie des décisionnaires chargés de faire appliquer la loi. Pour préserver la paix civile ? Pas si sûr. Michel Onfray estime que cela pourrait même déboucher sur une guerre civile. "Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre", avait fort justement prédit Winston Churchill, qui remporta l'adhésion des Anglais par cette phrase en appelant à leur responsabilité : "Je n'ai rien d'autre à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur". Exemple, s'il en était besoin, que lorsqu'on parle au peuple le langage de la vérité et que l'on fait appel à ce qui existe de plus noble en lui, on obtient toujours son assentiment.

Puisse cette nef des fous qui vogue de Charybde en Scylla ne pas entraîner tout le pays dans son inéluctable naufrage.

Michel Onfray : La nef des fous (Bouquins, 240 p, 19 €)

Le bel âge, c'est maintenant

Trop vieille à 60 ans ? Il y en a qui veulent se prendre une tarte ? A leur décharge, il faut reconnaître que les meilleures contemptrices de leur âge sont les séniores elles-mêmes : pépins de santé, tirage de peaux, injections de produits toxiques à long terme ou dont les effets ne durent pas plus de six mois leur faisant au passage des joues de hamsters obèses ou des lèvres de canard, lamentations sur leur perte de libido et leur pouvoir de séduction, étiolement d'une carrière professionnelle où on leur fait bien comprendre qu'elles deviennent inutiles... La liste est longue pour ce cortège de pleureuses qui accusent le temps qui passe, alors que ce sont elles qui, volontairement, ne veulent considérer que les inconvénients minimes (mais oui !) de leur nouvel état et rétrécissent leur vie comme une peau de chagrin.

Heureusement, l'énergique Joëlle Goron, dynamique grande gueule qui a fait les beaux jours de Frou-frou et de Cosmopolitan au temps où une joyeuse bande de gaies luronnes y sévissait, vient fort à propos donner un formidable coup de pied dans le joli valseur de ces dames, plus promptes à se répandre en jérémiades sur les méfaits de l'âge qu'à voir le côté positif des choses. Car il en est beaucoup que même les jeunes leur envient (si ! si !). Dans cette dernière ligne droite close inévitablement par le mot "fin", de surprenantes pochettes-surprises attendent ces belles plantes : liberté de dire ce qu'elles pensent sans crainte du qu'en-dira-t-on, d'agir comme bon leur semble sans rendre de comptes, se chouchouter après toute une existence à prendre soin des autres, rêver et réaliser de multiples projets en jachère, même les plus fous, fourbir de nouvelles armes pour attirer un beau mâle (même beaucoup plus jeune) dans ses filets... Liste non exhaustive.

N'est-ce pas la Princesse Palatine qui rabroua un jour un grossier courtisan qui osait lui demander si, avec l'âge, la libido féminine cessait de fonctionner ? Elle le toisa avec mépris avant de lui asséner : "Mais enfin, jeune homme, comment voulez-vous que je le sache ? Je n'ai que 80 ans! " Un exemple à suivre, comme celui de Ninon de Lenclos qui, jusque tard dans sa vie, pouvait se targuer d'épuiser de robustes jeunes amants. Et plus près de nous, ces pimpantes sexygénaires qui de Line Renaud à Anny Duperey, de Charlotte de Turkheim à Macha Méril, de Catherine Deneuve à Meryl Streep, de Fanny Ardant à Judi Dench nous prouvent que beauté et joie de vivre se décident in petto et non dans les magazines féminins frelatés.

Joëlle Goron : Trop jeune pour être vieille. Petit manuel de savoir rire (et profiter) de son âge (Denoël, 152 p, 15 €)

État des lieux

En septembre 2019, Pierre Ducrozet s'embarque pour un long périple à travers l'Asie, dont il tirera des chroniques qu'il enverra périodiquement à Libération. Qu'on ne s'attende pas à un carnet de voyage pouvant sortir le lecteur de sa morosité quotidienne, en rêvant aux rivages lointains qu'il ne connaîtra peut-être jamais que par procuration. Il le confesse lui-même : "Ceci n'est pas le voyage, pas un récit de voyage, pas la fiction, pas la vérité (mais presque). Ce sont quelques feuilles arrachées aux lieux, des cartes postales 2.0".

Il peut certes écrire de très belles pages sur la beauté et le calme du lac Inlé au Myanmar, ce qui ne l'empêche pas d'oublier, lorsqu'il est à Yangon, de se mêler de politique locale en voulant enquêter sur les Rohingyas. Et de parler, au fil de ses pérégrinations, de réchauffement climatique, de la crise engendrée par un système économique et politique moribond qui n'en finit pas de détruire a planète, de stigmatiser les Occidentaux en général et les Etats-Unis en particulier responsables de cette situation : "Le grand corps malade du capitalisme mondial fuit de toutes parts [...] Il a mené la planète au bord du chaos". En bref, il n'oublie pas qu'il écrit pour un journal à connotation marquée.

On eût aimé, parfois, plus de poésie. Et de légèreté.

Pierre Ducrozet : Partir léger. Chroniques (Actes Sud, coll. Babel, 80 p, 5,80 €)

Où l'homme passe, la nature trépasse. Il y a 5500 ans, le Sahara était une grande étendue verdoyante où les troupeaux paissaient paisiblement. L'humain, cet Attila suicidaire, contribua à sa désertification. Mais la vie peut reprendre dans cette grande étendue de sable recélant dans ses profondeurs eau douce et terre argileuse. Une aubaine pour les populations locales, qui pourraient sur le long terme régler, grâce aux changements climatiques qu'un tel projet de refertilisation initierait, ses problèmes alimentaires, migratoires, de chômage et de pauvreté.

C'est le pari fou d'une ONG suisse qui a entrepris au Burkina Faso d'aider les Burkinabè à prendre une part active à leur destin, en respectant leur façon de vivre. Elle leur enseigne comment creuser des micro-bassins qui retiendront l'eau à la saison des pluies. Les graines de différentes espèces d'acacias qu'ils auront plantées reverdiront alors, apportant nourriture aux troupeaux et prospérité aux hommes.

Très beau projet qui porte ses fruits.

Gilles Scherlé : Reverdir le Sahara (Favre, 48 p, 14 €)

Être mère

Deux femmes, deux mères : Élise, qui aborde le rivage de la cinquantaine, et Lili, jeune maman d'une première enfant née grande prématurée, qui se demande si sa fille va gagner le combat de la survie. L'une qui a toujours vécu en symbiose avec ses "bébés" et vit mal le grand vide laissé par leur départ du foyer. L'autre, tout juste sortie de sa chrysalide, accrochée aux diagnostics et pronostics des acteurs de la réanimation néonatale.

Deux personnes qui peu à peu sortent de leur emprisonnement respectif : Élise dont le monde ne tournait qu'autour de ses chérubins, va apprendre à vivre un peu pour elle et à s'ouvrir aux autres, à pratiquer d'autres activités, à donner de son temps aux prématurés de la clinique, pour seconder les parents qui n'ont pas la possibilité d'être présents quotidiennement : "Je m'ouvre à d'autres mondes, je m'éveille à d'autres vies [...] Ce n'est pas désagréable, juste différent, et cela ouvre le champ des possibles". Lili va devoir fissurer la carapace protectrice bâtie dans son enfance, vaincre son enfermement affectif pour elle aussi, pour apprendre l'empathie et le partage avec les familles qui doivent affronter les mêmes obstacles, les mêmes interrogations, les mêmes peurs, la même détresse. Et reconnaît que, sans elles, elle se serait "enfermée dans [sa] bulle, imperméable aux autres".

Deux histoires qui se croisent sans se frôler, d'un chapitre à l'autre, décrivant la profondeur, les angoisses, les attentes et les joies du puissant instinct maternel. Et qui révèlent une jolie surprise à la fin.

Comme toujours, Virginie Grimaldi décrit d'un humour tendre, pudique et plein d'humanité des situations où l'on entre de plain-pied. On se sent très proches de ses personnages, que l'on quitte avec beaucoup de regret.

Virginie Grimaldi : Et que ne durent que les moments doux (Fayard, 360 p, 18,50 €)

Ce qui ne m'abat pas...

A quatorze ans, Shelomo Selinger est brutalement arraché à la douceur et à l'insouciance d'une vie joyeuse dans sa Pologne natale, pour être déporté en Allemagne, où il séjournera dans neuf camps de concentration. Seul rescapé de sa famille, avec l'une de ses sœurs, de la barbarie nazie.

Il ne le sait pas encore, mais en sortant de l'enfer, Shelomo Selinger (terribles initiales) commence son "Œuvre au noir". L'impossible oubli qui le fait égrener, dans une longue litanie, le douloureux chapelet des souffrances, des humiliations, de la faim, des morts suppliciés, des tortures, des cruautés mentales et physiques, de l'abrutissement par le travail. Un calvaire sans fin qui érode les corps et dissout les âmes. Où l'être n'est plus rien, pas même le numéro tatoué sur son avant-bras. Moins que le néant lui-même.

Un chemin de croix dont il va peu à peu sortir grâce à l'amour infini d'une femme, sur un Terre séculairement et doublement Promise. Une rédemption que l'art va transcender. Par la sculpture, il se fait démiurge, à l'image de l'Eternel qui créa, d'une matière inerte à laquelle il insuffla la vie, le premier homme : "Que l'esprit me traverse et entre dans mon œuvre par le bout de mes doigts [...] Quand je sculpte, je répare le monde car mon œuvre est taillée avec amour". La création comme un exorcisme pour extirper la violence de l'exécration et une prière pour célébrer le divin. Une élévation vers le sacré, une spiritualité, une mystique, pour honorer ce "souffle d'éternité qui ne [l'a] jamais quitté". Le jaillissement irrépressible de la vie comme un formidable bras d'honneur à l'indicible horreur, une sensualité et une allégresse qui rappellent le Camus des Noces. "Être artiste a donné un sens à ma vie. [...] La beauté est toujours une idée neuve dans le monde".

C'est en poète et en amant qu'il décrit son amour du bois et de la pierre, sa danse au corps à corps avec la matière inerte qui lui résiste avant que n'émerge enfin, dans le travail sublimé de l'Œuvre au blanc, sa transmutation définitive, comme un sceau apposé par Dieu lui-même. "Je caresse la pierre. Je la supplie de me révéler son mystère, de dévoiler sa vérité. C'est une histoire de lumière entre elle et moi. C'est un voyage initiatique où je la suis, elle qui me précède de sa vie à venir, statue qui va surgir d'un ailleurs que je ne connais pas".

Un travail de délivrance qui devient un acte de foi et le porte sur les fonds baptismaux d'une métamorphose céleste arrachée à la haine. "La vie est sacrée. La vie prime tout. La vie prend tout. Et il faut que cela soit ainsi. [...] Il n'y a rien de plus sacré que la vie. Même Dieu n'est pas aussi sacré". Lechaïm ! A la vie !

Saluons au passage le formidable travail de Laurence Nobécourt qui, par son style inspiré, a su mettre en lumière le destin unique de Shelomo Selinger, sa vie qui vole en éclats noirs pour rejaillir en une multitude d'étoiles. Elle décline cette histoire hors du commun par de très belles pages qui se déclinent en courts chapitres fusant comme des balles traçantes, servies par une écriture concise, élégante et délicate comme un haïku. Une confession comme un coup de poing à l'estomac, une caresse pour exprimer une résurrection.

Du grand art !

Shelomo Selinger (avec Laurence Nobécourt) : Nuit et lumière. Des marches de la mort au chemin de la Vie (Albin Michel, 136 p, 13,90 €)

Cuisines et dépendances

L’Élysée, ce Versailles de notre monarchie républicaine, possède aussi ses courtisans et ses éminences grises... qui se grisent à l'ombre des puissants. Certains franchissent aux yeux de tous le grand portail; d'autres se glissent à la nuit tombée par une porte dérobée, à l'abri des regards, ombres qui se targuent de faire et défaire hommes et réputations, persuadées d'influer sur le cours de l'Histoire par quelques conseils ou suggestions glissés à l'oreille du monarque.

Le général de Gaulle reçoit peu. Homme de conviction et d'action, il exècre les intrigues de palais et transforme en bunker sa demeure officielle de chef de l’État. Le ton change avec le couple Pompidou qui aime s'entourer d'artistes, d'intellectuels et de brillants esprits. Pour rompre la solitude glaciale du pouvoir ? Valéry Giscard d'Estaing suit leur trace.

Le bal des vampires commence avec François Mitterrand, grand manipulateur devant l’Éternel, qui se délecte des intrigues d'une cour qu'il mène de main de maître. Il se régale à décocher des flèches assassines trempées dans le curare du mépris, s'amuse comme un fou à dresser ses visiteurs les uns contre les autres et à leur faire croire à leur importance avant de les chasser hors du château, avec parfois une grossièreté qui laisse pantois.

En quatorze ans de règne, l'on voit danser toute une noria de journalistes, d'artistes, de conseillers économiques, stratégiques et financiers, de patrons, de publicistes, toujours à quémander un poste, une subvention, une simple reconnaissance d'existence. Sans compter les jolies lucioles et les favorites qui le soir venu papillonnent dans les allées du pouvoir. Suceurs de moelle se gobergeant aux frais de l’État, "vivarium peuplé de courtisans glacés où les plus fragiles se trouvent pris entre des cercles de haine, comme dans un étau, [atterrés] par la brutalité des rapports et par l'obséquiosité d'une Cour à plat ventre." Certains, comme Talleyrand, iront jusqu'à servir plusieurs maîtres. Sans états d'âme.

Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande continueront de profiter de ce train de vie. La source se tarit quelque peu avec Emmanuel Macron, "Président 2.0", qui, en homme pressé préfère les échanges par textos plutôt que les longues palabres chronophages. Il transforme l’Élysée en "cité interdite [où] l'exercice du pouvoir [se] pratique [en] solitaire". Et même si le couple présidentiel a pu recevoir quelques amis, la Covid-19 a porté un coup d'arrêt brutal (fatal ?) aux mondanités.

"Le visiteur du soir, sous sa mandature, [devient] une espèce en voie de disparition qui se désespère".

On en pleurerait. De joie !

Arnaud Revel : Les visiteurs du soir (Plon, 350 p, 20 €)

Il était une fois...

... un affreux Jojo qui, ayant des comptes à régler avec les contes et fables de notre enfance, s'en empara pour les piétiner dans une joyeuse danse du scalp. Que pouvait-on attendre d'une ordure de Père Noël, sinon que ce papy fasse de la résistance au côté mielleux, sirupeux et moralisateur de ces histoires ?

Gérard Jugnot s'en donne à cœur joie pour dénaturer, voire dépraver cette littérature enfantine. Un jeu de massacre très divertissant, où le Petit Chaperon rouge aveugle un loup vegan à coup de bombe anti-agression, tandis que sa mère-grand achève l'animal d'un coup de Taser; où ce même loup, délaissant le babybel du corbeau, entretient son cholestérol à coups de bacon-cheeseburger; où d'apprenties-actrices remplaçant les jolies princesses qui rêvent au Prince charmant finissent par balancer leur porc de producteur; où une grenouille cède à la mode anorexique avant d'en mourir; où une fée tête de linotte oublie de conseiller sa filleule de prendre un bain avant d'enfiler ses beaux atours; où le Petit Poucet et ses frères croisent la route d'un redoutable pédophile... et tout à l'avenant.

Sous une apparence espiègle, ces distorsions désopilantes mettent en relief tous les dysfonctionnements de notre société où plus rien ne fait rêver ni ne donne de l'espoir. Le côté burlesque de ces récits très politiquement incorrects, où la justice n'est jamais au rendez-vous et où la violence l'emporte, va-t-il déstabiliser durablement nos chères têtes blondes où sont-elles déjà averties de ce qui les attend et, n'ayant plus aucune illusion, sont mieux armées pour y faire face ?

Gérard Jugnot : C'est l'heure des contes (Flammarion, 160 p, 16,90 €)

Une vieillesse en pente douce

Il fallait s'y attendre : les baby-boomers qui se voulaient "for ever young" (comme dans la chanson de Bob Dylan) ont vieilli et n'en reviennent pas de constater les effets délétères du temps, qu'ils subissent comme une injustice insupportable et imméritée. Fallait-il être inconscient pour croire que leur ardeur juvénile les protégerait du délitement progressif de la vie, de l'effilochement des désirs, de la trahison des corps. Au soir d'une existence si bien remplie, ils se retrouvent comme des enfants floués et trahis, auxquels on vient de révéler que le Père Noël n'existe pas. Douloureux !

Guillaume Jurus, narrateur et double de Bernard Pivot, égrène dans son journal intime le long chapelet des altérations et manquements dus à l'âge : mémoire défaillante, petits renoncements, pépins de santé, équilibre corporel moins affirmé...

Le quotidien se vit au ralenti, les rouages se grippent, les "c'était mieux avant" accourent, une lassitude s'installe, la curiosité s'émousse : une obsolescence programmée qui tente un brutal placage au sol.

Mais tout n'est pas négatif dans ce crépuscule : l'amitié indéfectible des JOP (Jeunes Octogénaires Parisiens) pour lesquels tout est occasion de se réunir pour fêter les anniversaires, partager un bon repas, voyager ensemble. Et aussi l'amour qui - divine surprise ! - pointe de nouveau son nez, l'entraide, la complicité, les fous-rires. "Reste que le privilège que nous apprécions le plus, c'est d'être toujours en vie. [...] Avec, certes, des maladies cachées, des infirmités, des incommodités, des handicaps sournois ou secondaires, mais debout, actifs, vivants. Pourvu que ça dure". L'alpha et l'oméga de la sagesse. Et du bonheur.

C'est le livre le plus touchant, le plus poétique, écrit sur les métamorphoses induites par le vieillissement. Toujours plein de verve, de malice et d'esprit, l'auteur passe d'une moquerie légère à une ironie pastel qui font naître un tendre sourire sur nos visages inquiets. Merci Monsieur Pivot.

Bernard Pivot : ... Mais la vie continue (Albin Michel, 221 p, 19,90 €)

France : grandeur et décadence

Langue de bois et hypocrisie: deux défauts que l'on ne peut imputer à Michel Onfray. Le bougre a des opinions bien tranchées, qu'il défend sans mollir à coups d'arguments clairs, étayés par un solide travail de documentation et de réflexion, couplé à une analyse pointue des faits. Un festival d'intelligence, même si l'on ne partage pas toujours ses partis pris.

Plutarque moderne, l'auteur dresse un parallèle entre Charles de Gaulle et François Mitterrand, l'avers et l'envers d'une même médaille, qui un moment ont présidé aux destinées de la France. Et là, on se régale, tant l'autre semble être la caricature indigne et grotesque de l'un.

Dès la 4e de couverture, le coup d'envoi est donné : au Général, lumière et probité; à l'ancien de Vichy décoré de la francisque par les mains mêmes de Pétain, le déshonneur. "L'opposition entre de Gaulle et Mitterrand met dos à dos un homme qui lutte contre l'effondrement d'une civilisation et un individu qui se moque que celle-ci disparaisse pourvu qu'il puisse vivre dans ses ruines à la façon d'un satrape. Le premier donne sa vie pour sauver la France; le second donne la France pour sauver sa vie. [...] De Gaulle se sait et se veut au service de la France; Mitterrand veut une France à son service. L'un sait avoir un destin; l'autre se veut une carrière. [...] L'un écoute le peuple et lui obéit quand il lui demande de partir; l'autre reste quand le même peuple lui signifie deux fois son congé. [...] L'un a fait la France; l'autre a largement contribué à la défaire." La messe est dite.

Une analyse historique rigoureuse et magistrale, qui met à mal la mythologie et les légendes politiques passées au crible méthodique et scrupuleux des faits.

Michel Onfray : Vies parallèles. De Gaulle - Mitterrand (Robert Laffont, 403 p, 21 €)

A pleines mains dans la bonbonnière

Coucou, la revoilou, notre infatigable mousquetaire de la langue française, vengeresse tenace de crimes de lèse-orthographe, débusquant avec gourmandise et d'une lame légère, dysfonctionnement lexical, piège grammatical et autre guet-apens linguistique. Avec une Muriel Gilbert à la plume fluide et à la pédagogie ludique, tout se passe dans la joie et l'on s'amuse comme des petits fous à éviter les écueils d'un français malicieux qui adore semer les embûches et contraint le pratiquant à éviter perpétuellement les multiples embuscades et traquenards qui jalonnent sa route.

Ah ! la délicieuse incongruité des accords irréguliers, la perversité des règles mutines qui se contredisent, les prononciations démenties par l'orthographe, les multiples anomalies rigolotes, les particularités défiant toute logique, les mots qui changent de sexe, les troncations avec aphérèse ou apocope : une belle diversité qui fait de notre beau langage un cadeau des dieux.

Fine mouche consciencieuse, pleine de fantaisie et très bien documentée, l'auteure trace pour nous une belle route dans cette jungle dense qui met parfois notre esprit cartésien en déroute. Et nous la suivons allègrement dans ce jeu de piste, cette chasse au trésor qui nous font retrouver ce jeune âge où nous étions curieux de tout.

A quand la prochaine livraison, Muriel ? Parce qu'une langue est un organisme vivant et en constante évolution, elle ne peut que réserver de belles surprises à la curieuse invétérée que vous êtes ! Pour notre plus grande joie.

Muriel Gilbert : Vous reprendrez bien un bonbon sur la langue ? Partageons le français et ses curiosités (La Librairie Vuibert, 208 p, 17,90 €)

La vengeance est un plat qui se mange froid

Février 2003 : Marc Fraysse, le chef qui avait obtenu le privilège rare d'une troisième étoile au Michelin, la star de la gastronomie connue dans le monde entier, est retrouvé abattu d'une balle dans la tête, dans un buron, près de Thiers,.

Octobre 2010 : sept ans après, l'enquête est au point mort. Son assassin n'a jamais été retrouvé. Qui a bien pu en vouloir à un homme, aimé et apprécié de tous, au point de le tuer ? C'est ce que va tenter d'élucider Enzo MacLeod, revenu sur les lieux du crime, pour aider la gendarme Dominique Chazal.

Une histoire sombre de vengeance, d'adultère et de règlements de comptes, où chacun est tour à tour suspecté de meurtre, dont Peter May tire les ficèles avec brio, entraînant, comme il se doit, son lecteur sur des pistes aboutissant à des impasses. Rien ni personne n'est épargné : ni le milieu fermé de la gastronomie française où se perpètrent de sombres coups-bas, ni les officines où se décident l'attribution (et le retrait) des fameuses étoiles. Pas plus que l'épouse délaissée, la maîtresse abandonnée, les jalousies de fratrie ou les amitiés douteuses.

Prévoir quelques heures de libre devant soi : une fois commencée, impossible d'interrompre la lecture de ce polar.

Peter May : Trois étoiles et un meurtre (Le Rouergue, 392 p, 8,80 €)

Têtes à claques

La caricature est un art. Qui exige finesse, subtilité et connaissance parfaite de la cible. Sous peine de tomber dans le grotesque, le gratuitement méchant, le dézingage vulgaire et sans grâce. Donc inintéressant et, de ce fait, manquer son but : assassiner au fleuret moucheté, la pointe de l'ironie trempée dans le curare, le fil de l'épée affûté au persiflage pour une estafilade mortelle. A la fin de l'envoi, je touche !

Grand spécialiste du portrait au vitriol et de l'humour ravageur qui fouaille jusqu'à l'os, le Canard enchaîné nous régale d'une galerie de portraits croquignolesques. Leurs journalistes, goguenards, n'inventent rien et se basent uniquement sur les déclarations d'intention de leurs cibles, qu'ils confrontent à leurs (in)actions, leurs contradictions, leurs trahisons et leurs reniements. Et pour lier la sauce, les piques assassines de leur entourage qui ne se fait pas prier pour participer à la mise à mort. Borgia : le retour ! O tempora, o mores !

Ne plaignons pas les 147 victimes qui de A à Z, en France et à l'étranger, font les frais des joyeux drilles talentueux du Canard. Ils ont le cuir épais. Leur ego surdimensionné, chevillé à une soif de pouvoir et de reconnaissance, leur sert d'armure protectrice contre la dévalorisation; leur suffisance, de bouclier contre l'humiliation.

Le ridicule ne tue pas ? Voire ! La caricature est une bombe à retardement, à diffusion lente. Les Guignols en ont flingué plus d'un. Beaucoup ne s'en sont jamais remis. Quand on devient la risée du public, la décrédibilisation n'est pas loin.

Que ressort-il de ce festival de faux-derches ? Ce que l'on sait tous déjà depuis des lustres : le milieu politico-financier est un marigot putride où grenouillent crotales, chacals et hyènes. Bon appétit, Messieurs !

Cet assortiment n'a rien d'exhaustif ? Patience ! Les candidats au Gland d'honneur sont légion et un second tome est peut-être déjà en préparation.

Jouissif et désopilant !

Anne-Sophie Mercier, Kiro (illustrations) : Prises de bec. Les portraits du Canard Enchaîné (Calmann-Lévy, 306 p, 21,90 €)

La fille aux cheveux verts

Rien de tel pour bien commencer l'année que le dernier petit bijou de Carlos Salem. Un millésime : esprit d'analyse percutant, gonflé à l'hélium de l'humour noir, avec suffisamment de distance face aux situations réelles pour laisser à voir dans toute son ampleur la corruption généralisée des tenants du pouvoir en Espagne (pratique mondiale généralisée à quelques - très rares - exceptions près).

Ancien flic, Txema Arregui s'est reconverti en privé pépère, en montant son agence de détectives, avec pour associé un aigrefin remis sur le droit chemin, auquel le scelle désormais une solide amitié. Grâce à la collaboration active de Nemo, hacker de génie propre à dénicher n'importe quelle information, fût-elle la mieux cryptée, il devient le plus renommé des fouineurs de Madrid. Mais l'adrénaline et les enquêtes tordues lui manquent, aussi accepte-t-il - contraint et forcé tout de même - la mission ultraconfidentielle proposée par son meilleur ennemi, Super, redoutable flic de l'ombre, très influent, ayant survécu à tous les changements politiques et qui occupe des postes stratégiques. "Pour sauver l'Espagne". Pas moins. Ou pour sauver les plumes de Super ?

Latro Rapiñez, un escroc malin, qui a réussi à compromettre tout le monde politico-financier du royaume et qui menace de tout révéler si la justice ne le laisse pas tranquille, est retrouvé mort un révolver à la main, juste avant son procès. Suicide ou règlement de comptes ?

Et comme toujours avec Arregi, la poisse arrive toujours accompagnée. Voilà qu'une foldingue aux cheveux verts lui colle après pour le supplier de retrouver son chat, que des individus mal intentionnés ont kidnappé.

En fin connaisseur, le lecteur apprécie, la fluidité du style et la loufoquerie de l'auteur, qui l'embarque en douceur dans le récit et le mène sans encombre jusqu'au dénouement final. Avec en prime, la dérision et l'ironie affleurant comme autant d'étocs camouflés dans les eaux noires d'une rébellion sourde, qui finit par tailler de sévères croupières au vice triomphant.

A déguster frappé. Sans modération.

Carlos Salem : La dernière affaire de Johnny Bourbon (Actes Sud, coll. coll. Actes noirs, 224 p, 21 €)

2020

Le pouvoir caché des femmes recluses

Voir le prince que l'on était chargé de protéger se faire tuer sous ses yeux, c'est ballot. Etre incapable d'en saisir l'assassin alors qu'il vous fait face à moins d'un mètre, c'est de l'incompétence qui peut vous coûter cher tant elle pourrait s'apparenter à de la complicité.

C'est pourtant ce qui arrive au capitaine Sam Wyndham et à son fidèle sergent Sat Banerjee. Non qu'on les croit coupables, mais le haut commandement britannique, vice-roi en tête, qui a la main mise sur l'Inde (nous ne sommes qu'en 1920 et l'indépendance du Raj n'est aucunement à l'ordre du jour) ne peut se permettre après la révolte des cipayes de mécontenter les rajahs et autres nizâms, dont les terres couvrent quand même les deux cinquièmes du pays .

Qui a bien pu commanditer la mort du yuvraj (prince héritier) de Sambalpur Adhir Singh Sai ? Et pour quelles raisons ?

Les réponses ne manquent pas et conduisent notre inspecteur (opiomane à ses heures pour cause de souffrances occasionnées par d'anciennes blessures de guerre) et son fidèle second dans de multiples directions dont la pertinence s'avère des plus aléatoire au fur et à mesure que se déroule l'enquête.

Raisons politiques ? Son Altesse ne cachait pas son hostilité, voire son refus d'adhérer à la Chambre des Princes, poudre aux yeux créée de toutes pièces pour calmer les velléités indépendantistes des indigènes. Familiales ? Le deuxième dans l'ordre de succession au trône ne désirait-il pas prendre la suite de son père, le maharajah de Sambalpur et enfin mener grand train en toute indépendance ? Religieuses ? L'homme qui a porté le coup mortel portait la robe safran des prêtres hindous et portait sur le front le symbole des serviteurs du dieu Jagannath. La volonté du futur roi de Sambalpur d'épouser une Anglaise "blanche", au mépris de toutes les traditions ne pouvait que susciter la colère du zénana. Adhir Singh avait pourtant reçu depuis peu des lettres (de qui ?) posées ça et là dans sa chambre, l'avertissant qu'un complot se tramait contre lui.

Fidèle à son humour décalé, tout de distinction et de dérision, en un mot délicieusement british upper class, Abir Mukherjee monte (et démonte) de main de maître le complot tramé contre les héritiers du royaume de Sambalpur. Tout en finesse et subtilité, comme toujours.

Abir Mukherjee : Les princes de Sambalpur (Liana Levi, 368 p, 20 €)

Têtu, le Breton ?




On pourrait le penser puisque voici une réédition d'un album paru en 2018. Qu'importe, c'est toujours avec tendresse et le rire au coin des yeux qu'on le feuillette parce que les Bretons, on les aime. Pour leur gentillesse, leur accueil chaleureux, leur humour et leur autodérision. Sans oublier leur culture, dont la richesse irrigue avec bonheur celle de la France toute entière. Un patrimoine précieux qui a bercé notre enfance et continue de nous enchanter. Breizh Atao !

Jean-Loïc Bélom : Comment devenir breton. Ou le rester si vous l'êtes déjà (Jungle, 48 p, 12,95 €)

De l'art mais pas du cochon

Les Bidochon au musée, c'est aussi incongru qu'un rappeur se délectant de musique sérielle : pas impossible, mais très étonnant. Pour la septième fois le couple d'enfer traîne sa beaufitude dans ce temple de la culture... et c'est cocasse. Mais pourquoi se moquer ? L'œuvre d'art, dans quelque domaine que ce soit, nécessite quand même un minimum d' éducation sensorielle et sensuelle pour être appréciée. Ce n'est pas donné à tout le monde, malheureusement.C'est ainsi que Patrick Ramade, spécialiste de la peinture française des XVIIe et XVIIIe siècles, et Pierre Lacôte, médiateur culturel au musée des Beaux-Arts de Lyon, viennent prêter main forte à l'inénarrable Christian Binet pour présenter à ses personnages un vaste choix de peintres, du XVe au XXe siècle, figuratifs ou abstraits. De Jean Fouquet à Zao Wou-Ki, de Pietro Longhi à Georges Rouault, de Ribera à Constable, de David à Tamara de Lempcka ou David Hockney et beaucoup d'autres, l'approche est identique : les auteurs choisissent une œuvre emblématique, la présente et donnent quelques éléments biographiques du peintre pour le situer dans son époque. Cela ne prend pas plus de deux pages, reste très concis, mais éclairant quand même.Une bonne approche pour initier même les plus récalcitrants.

Christian Binet, Patrick Ramade, Pierre Lacôte : Un septième jour au musée avec les Bidochon (Dargaud, 88 p, 25 €)

Vestiges d'un monde qui s'éloigne

Vestiges d'un monde qui s'éloigne

"Ce qu'on souhaite, quand on a vraiment aimé quelque chose, c'est en transmettre le souvenir aux autres". Alex Kerr se dilue dans la nostalgie d'un Japon qui pour lui perd son âme dans une triomphante modernité coupant les êtres de leurs racines et de leur ancrage dans la nature dont ils sont issus. Et qui enlaidit et détruit ce qui a fait jadis son exquise élégance : remplacement des forêts primaires par des alignements de cèdres, lèpre des fils électriques aériennes défigurant paysages et maisons traditionnelles, art de l'arrangement floral qui se dévoie dans des compositions alambiquées, constructions architecturales qui dénaturent les quartiers anciens de Tokyo ou Kyoto. La liste est longue. Il regrette l'époque où le pays savait marier dans toutes ses représentations artistiques "élégance et simplicité", remplacées aujourd'hui par les couleurs criardes, les lumières aveuglantes et le bruit infernal des pachinkos. On sent la sueur glacée de l'épouvante nous couler dans le dos.

Et pourtant, ces lancinants regrets ne masquent pas la tendresse indéfectible que l'auteur voue à ce pays qui lui a tant apporté. Parce que le véritable amour ne meurt jamais, il ne fait pas que déplorer la disparition progressive et inéluctable de l'art de vivre du Japon ancien. Il s'est beaucoup et très profondément intéressé à sa culture séculaire, se créant patiemment au fil des années et par plaisir pur, une belle collection d'objets d'art amoureusement chinés pour se "créer un univers". Ce faisant, il apporte un témoignage précieux qui éclaire d'un jour nouveau la profondeur et le raffinement exquis de l'âme japonaise, à travers les cérémonies du thé et de l'encens, les arts martiaux, le théâtre (kabuki et nô), la calligraphie, la danse, l'ikébana, la musique, la poésie (haïkus).

"Le défi est de savoir comment traduire pour le monde moderne l'antique sagesse contenue dans les arts traditionnels. [...] S'inscrire dans une tradition et s'en libérer" , tel est le chemin ardu mais passionnant que doivent suivre les créateurs japonais.

Alex Kerr : Japon perdu (Nevicata, 320 p, 22 €)

Un certain regard

Quelle qu'en soit la raison, ne pas correspondre aux normes en vigueur transforme l'existence en un long chemin de croix. Le regard des autres fait souvent des ravages et peut définitivement vous détruire.

Fleur, femme obèse et agoraphobe, ne sort de chez elle que pour consulter son cher Docteur Borodine et promener le seul compagnon qui ne la juge pas : son chien Mylord. Toute rencontre avec l'inconnu la plonge dans des états de terreur qu'elle tente de juguler par une impressionnante pharmacopée.

Harmonie est affligée du syndrome de Gilles de la Tourette, qui la fait d'un coup insulter son interlocuteur, quand par des gestes inconsidérés elle ne transforme pas son environnement en champ de bataille.

Sa grande copine Elvire, apparemment "normale", est issue d'une famille où le père hypocondriaque se croyait mourant à chaque minute et où la mère, une névrosée de la propreté, a un jour lavé son petit garçon à la javel, parce qu'il avait joué dans le bac à sable.

Tonton, plus tatouée qu'un docker et qui comme son nom ne l'indique pas est une fille, vend des poissons sur le marché et bricole une étrange statuaire à coup de boulons, de plaques de métal et de ressorts.

Et enfin, Monsieur Poussin, "laid à faire tourner le lait dans le pis de la vache", qui enchante le monde et embellit par ses clichés tous les habitants du quartier, qu'il photographie de sa fenêtre, à leur insu. Parce qu'un "simple glissement du regard bouleverse la perspective change la vision des choses."

Ces phénomènes de foire (aux yeux des autres) vont tracer coûte que coûte leur chemin, en s'aidant mutuellement et trouver un peu de bonheur dans la bienveillance et le respect d'autrui.

Bienveillance : c'est la marque de fabrique de Marie-Sabine Roger, dont les personnages ne sont "jamais vraiment mêlés à la vie qui les cerne. Gouttes d'huile dans le verre d'eau. Petits cailloux dans le plat de lentilles." Elle possède l'art d'imposer leur différence et l'intègre harmonieusement dans un monde où l'humanité, la compassion et l'indulgence s'effilochent au profit d'un conformisme et d'une conformité, qui combattent et rejettent tout écartement du modèle imposé. Elle banalise l'altérité par le regard différent et plein de bonté qu'elle pose sur les gens et les situations. Et enraye ainsi le jugement négatif des autres.

Marie-Sabine Roger : Les Bracassées (Actes Sud, coll. Babel, 336 p, 8,80 €)

Résurrection sylvestre

Rien de tel que les directives agricoles de Bruxelles pour durablement casser les reins de la paysannerie française. Beaucoup plus efficaces que la grippe aviaire ou les attaques massives de violents virus. Trop fort !

Être éleveur de brebis dans notre doulce France relève du chemin de croix : les instructions insanes et contradictoires sorties du cerveau des fonctionnaires européens, qui méconnaissent totalement la réalité du terrain mais croient trouver dans les chiffres et les statistiques la solution à tous les problèmes, ont fait de notre ruralité multiséculaire le terrain de jeu favori des Ubus et des bureaucrates à la Courteline plongés dans l'univers absurde de Kafka. Entraînant de ce fait une cascade de suicides ruraux, dans l'indifférence générale. Descartes, réveille-toi, ils sont devenus fous !

Édouard Cortès fut l'une des victimes de ce système vicié. Avec pour conséquence une descente aux enfers et une mésestime de soi dont il aurait pu ne jamais se relever. Ce qui l'a sauvé ? Un long séjour solitaire dans la cabane qu'il s'est construite en pleine forêt, dans un chêne : "Ma cabane est une tentative maladroite de reconstruire ce qui est brisé en moi".

Cette plongée dans la nature, qu'il décrit en poète, avec amour et humour, ce bain de jouvence offert par une faune et une flore dont il s'émerveille chaque jour, le bonheur qu'il éprouve à vivre le plus simplement du monde, sans tous les artifices fallacieux de la société de consommation, le régénèrent totalement : "Auprès de mon arbre, je vivais heureux..." (G. Brassens).

Et quel ravissement, pour le lecteur, de se délecter des merveilles de cette belle langue française, parfaitement maîtrisée par l'auteur qui connaît sur le bout des doigts le nom de chaque plante, chaque oiseau, chaque animal des forêts croisant sa route. Il devient élégiaque pour décrire la beauté des cadeaux que nous offre la nature. Nommer les choses et les émotions dans le moindre détail : un enrichissement, un plaisir rare dont peu d'écrivains, malheureusement, nous régalent.

Édouard Cortès : par la force des arbres (Éditions des Équateurs, 176 p, 18 €)

Le jeu de l'amour et du hasard

Claire est une grande amatrice de livres qu'elle collectionne. Mais pas n'importe lesquels : uniquement ceux qui sont dédicacés. Par l'écrivain lui-même ou, mieux, celui qui les offre. A force de ténacité, elle tombe ainsi sur une véritable pépite : sur la page de garde de son "Charbons de paille", Frédéric Hermelage, auteur totalement méconnu, a rendu un vibrant hommage à la beauté d'une certaine Salomé, qui a illuminé la grisaille de son salon du livre. Et le plus étonnant, il y ajoute son numéro de portable.

Cela suffit à piquer la curiosité de notre étonnante lectrice qui, intriguée, va suivre la piste du dédicaçant. Cela donne une histoire digne de Marivaux, un jeu de l'amour et du hasard, ou tour à tour chacun dupe l'autre, le manipule, le laissant se consumer sur le grill du désir et de la jalousie. Un délicieux et subtil marivaudage donc, où tout rebondit chaque fois que l'on croit arriver à la fin de l'histoire.

Ce livre ouvre une autre fenêtre de tir, fourni et ciblé. Qu'est-ce que la littérature ? Qui peut se prétendre écrivain? Feu à volonté sur les Marc Lévy, Anna Gavalda, Virginie Grimaldi, Michel Bussi et consorts, en bref, tous les grands succès de librairie. Un pilonnage en règle des feel-good books ou "livres gentils" (qu'on appelait avant romans de gare). Authentique mépris pour confrères bankable ou, dans un jouissif second degré, féroce persiflage des coteries germanopratines, qui décident entre soi de la légitimité ou non de tous ceux qui font acte d'écriture, attribuant ainsi récompenses et titres de noblesse ? Au lecteur de se faire une opinion.

Un authentique bonheur de lecture.

Cyril Massarotto : Les dédicaces (Flammarion, 320 p, 20 €)

Têtes d'affiche

Deux monstres sacrés français, Line Renaud et Eddy Mitchell, qui ont pour points communs d'être issus d'un milieu populaire et modeste et qui, parce qu'ils avaient du talent, de la ténacité et en eux une lumière qui n'a jamais cessé de briller quels que soient les obstacles rencontrés, se sont accomplis chacun dans son domaine. Le public les apprécie d'autant plus qu'il peut s'identifier à leur parcours et à leur réussite. Des modèles de courage et d'indépendance à suivre.

Mademoiselle from Armentières. Générosité, professionnalisme, bonne humeur : le tiercé gagnant de cette Ch'ti qui, par sa gentillesse, son empathie et son désintéressement, a tout au long de sa vie attiré de superbes occasions d'évoluer, bifurquant, ballerine légère, d'un univers professionnel à l'autre avec enthousiasme et détermination. Chanteuse, meneuse de revue à Paris et à Las Vegas, prenant un tournant décisif en devenant une comédienne douée et recherchée, grand cœur s'engageant sans discontinuer dans la lutte contre le sida, elle est à 92 ans, un modèle pour tous. Sa devise, chaque fois qu'on lui propose quelque chose de nouveau ? "Pourquoi pas". Pleine d'optimisme et débordante d'énergie, dotée d'une curiosité qui jamais ne se dément, elle ne risque pas de verser dans le "à quoi bon". Altruiste, bienveillante et désintéressée, elle joue à merveille le rôle de passeur et ne cesse de faciliter les contacts des uns avec les autres, faisant se multiplier les projets dans une dynamique féconde. Fidèle en amitié sans jamais verser dans la complaisance, elle est capable de coups de griffes sanglants, d'autant plus cruels qu'ils peuvent être très drôles. Jamais dupe de cette foire aux vanités du showbiz et de la politique, elle a le coup de cravache rare mais féroce.

Pourtant, les épreuves ne lui ont pas manqué. Victime récemment d'un AVC qui grâce au ciel ne l'a pas amoindrie, avec une cheville brisée en prime, elle a dû affronter de longs mois de difficile rééducation, avec une volonté farouche de s'en sortir qui n'a pas empêché quelquefois des moments de découragement, qu'elle avait à cœur de cacher à son entourage.

On sort de la lecture de ces confidences tout revigorés, combattifs, optimistes, avec une furieuse envie de croquer la vie à belles dents et d'aller de l'avant.

Merci Line.

Line Renaud (avec Bernard Stora) : En toute confidence (Denoël, 480 p, 22 €)

Schmoll. Qui est vraiment ce Claude Moine qui se dissimule derrière le masque d'Eddy Mitchell ? Un gamin des faubourgs, issu d'un milieu modeste (selon ses propres affirmations, dans sa famille la dèche commençait dès le 5 du mois), passionné dès l'enfance par la BD (au point qu'il songe à en faire son métier) et les livres, mais qui finira par monter dans le train de la musique rock-and-roll qui passait opportunément par là. A peine laisse-t-il échapper un antimilitarisme farouche, une détestation pour la classe politique en général et Charles de Gaulle en particulier, plus, par-ci par-là, quelques allusions à sa famille (parents, épouses, enfants).

Pour ce qui est du personnage public, il laisse carte blanche à Eddy Mitchell : sa découverte passionnée des USA dont il adore les écrivains, les musiciens et surtout le cinéma, sa rencontre avec des êtres fabuleux, son amitié indéfectible avec Johnny, Dutronc et les autres, son immense culture concernant tous les films américains (surtout les westerns) et tous les chanteurs yankees qui ont contribué à la gloire du rock dans leur pays et dans le monde. Un sacré chemin pour le petit môme de Belleville.

Eddy Mitchell : Le dictionnaire de ma vie (Kero, 216 p, 17 €)

Livres en fête

Ouvrir un beau livre, s'y plaire, s'y plonger, s'y perdre, y croire, quelle fête ! (Victor Hugo)

Offrir un livre est le plus précieux des cadeaux. Parce qu'il nous ouvre l'esprit, nous fait découvrir d'autres mondes, enrichit notre imaginaire, vivifie notre esprit critique, affûte notre réflexion et nos sens, exerce notre capacité à dialoguer avec autrui et sa différence, entretient notre libre arbitre et contribue à faire de nous des citoyens libres de leurs choix, responsables et dignes.

Une sélection de beaux ouvrages pour, en ces temps troublés et incertains, nous conduire au-delà de nous-mêmes et nous servir de boussoles.

Dialogues. La photographie est un dialogue silencieux entre celui qui capte la fugacité de l'instant et son sujet. "Dans chaque photographie se cache une histoire à raconter, une émotion, mon émotion". Composition et instantanés, ombre et lumière, vivacité et lenteur : à 96 ans, Sabine Weiss n'a rien perdu de l'acuité ni de la malice de son regard bienveillant. Elle a tout fait : mode, publicité, commandes, reportages dans le monde entier. Issue d'une famille d'artistes (bon sang ne saurait mentir) et d'amateurs éclairés, ce qu'elle aime par-dessus tout, dans la photo, c'est sa valeur de témoignage. Sa délicatesse innée donne à ses clichés une poésie, qui en empêche le voyeurisme susceptible d'apparaître quand son objectif fixe pour l'éternité la pauvreté mais aussi l'humilité et la dignité des petites gens. Son objectif sait également capter la joie des réunions festives, la luminosité d'un regard, la ferveur mystique des croyants, la complicité du sourire espiègle des enfants.

"Mon plus grand bonheur serait d'avoir réussi à transmettre aux générations qui me suivent la joie que j'ai eue à regarder, à observer et à photographier l'humain dans l'intimité de ses sentiments, si mystérieux et si universels".

Mission accomplie.

Sabine Weiss : Emotions (La Martinière, 256 p, 39 €)

Cet obscur objet du désir. L'éventail : objet glamour tout de grâce, de légèreté, de finesse, d'élégance, de raffinement et de volupté. Plumes, paillettes, dentelles, écailles de tortues, bois précieux : pour femme mutine, coquine, subtile. "Espèces de papillons plissés en ailes de dragon qui jamais ne s'envolent des mains qui les manipulent, mais s'agitent au bout des doigts, plus ou moins prestement" (Christian Lacroix).

L'art de le tenir, de l'agiter, de s'en cacher le visage : tout un langage subtil et délicieux, un code discret pour initiés. L'éventail, coup de grâce dans tous les sens du terme : beauté, charme, délicatesse, mais aussi fin brutale. Cet accessoire tombé en désuétude, mais remis au goût du jour par le retour systématique de canicules estivales, est magnifié dans ce superbe album de Marie-Clémence Barbé-Conti. A feuilleter délicatement pour le plaisir des yeux.

Marie-Clémence Barbé-Conti : Duvelleroy. Trésors de l'éventail couture parisien (éditions In fine, 248 p, 220 illustrations, 45 €)

Ecrire avec la lumière. Roland et Sabrina Michaud ont passé leur vie à parcourir la planète, traquant par la photographie et le récit de leurs pérégrinations la beauté et la diversité sous toutes leurs formes. Parce que pour eux "lier le verbe à l'image est très important".

Dans ce dernier album tout d'empathie et de sensibilité consacré à l'Inde qu'ils ont sillonnée pendant sept ans ils illustrent de leurs sublimes photos la mousson et ce qu'elle apporte de vie dans ce pays en proie à la sécheresse et à la famine dans certaines campagnes : "La mousson est un phénomène essentiel pour comprendre l'Inde." Truffé de belles citations, agrémenté de commentaires passionnants, un livre de collection pour amateurs éclairés et sensibles.

"Les voyages forment la vieillesse parce qu'en abandonnant ses habitudes, en satisfaisant sa curiosité, en étant de plus en plus sensible aux couleurs, on aiguise son regard. Il y a des choses que je ne voyais pas il y a 50 ans, maintenant je vois autre chose. Je vois plus loin. Cela a aiguisé les cinq sens qui nous ont été donnés." Une belle et dernière profession de foi pour ce couple qui n'a cessé de nous enchanter par la poésie de ses photos.

Roland et Sabrina Michaud : Mousson (Paulsen, 240 p, 46 €)


Flânerie au pays du Soleil Levant. Une découverte à la fois poétique et sensuelle d'un Japon tour à tour réel et sublimé, qui nous emplit de douceur, grâce aux textes subtils choisis par l'auteure ou créés par elle, et aux délicates estampes qui nous plongent dans un univers délicat. "Ici tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté" (Baudelaire).

Sandrine Bailly : Japon. Un voyage silencieux (La Martinière, 256 p, 39 €)

Une toile comme un soleil. Les textiles sont à l'honneur dans ce quatrième volet de la collection "Savoir et faire". Tissu, tissage, tisser : belle déclinaison qui donne naissance à une myriade de sens et couvre tant de fonctions humaines. Tissu social, industriel, urbain, familial, tissu conjonctif, adipeux, osseux; tisser de belles amitiés, tirer le fil d'une intrigue. Mais aussi, tissu de mensonges, d'absurdités. Bel enchevêtrement qui parle d'assemblage, de cohésion, d'union. D'humanité.

Un ouvrage de collection exhaustif, richement illustré et commenté, à offrir aux passionnés du tissu sous toutes ses formes.

Hugues Jacquet (collectif sous la direction de) : Savoir et faire. Les textiles (Actes Sud et la Fondation d'entreprise Hermès, 416 p, 49 €)

Précieux témoignages. Dans ce carnet de voyages autour de la terre, Claire et Reno Marca illustrent par le texte, la photo et l'aquarelle ce que fut le nomadisme d'esprits curieux, dans un monde où il était encore possible de circuler librement et de nouer des liens amicaux avec d'autres populations, d'autres cultures, où les différences se fécondaient dans le tissage d'un magnifique brocard humain. Les guerres, la méfiance et son cortège de peur et haine, le repli sur soi, une pandémie dont on se croyait définitivement à l'abri, ont donné un coup de frein brutal à cet élan vers l'autre, sa richesse, sa beauté. On espère que cela ne soit pas le testament d'une humanité qui, malgré tout, engendra tant de merveilles.

Claire et Reno Marca : 3 ans de voyages. 25 pays traversés en histoires et en images (La Martinière, 288 p, 29,90 €)

L'univers troublant de la féminité nippone. Le kimono n'est pas seulement un vêtement avec ses codes secrets qui en dit long sur la personne qui le porte. C'est aussi (avant tout ?) une œuvre d'art. Longtemps confiné à l'intérieur de frontières très fermées, il fit une entrée remarquée en Occident, quand le Japon s'ouvrit au monde à l'ère Meiji. Les belles européennes en découvrirent alors la beauté exotique qu'elles s'empressèrent d'adopter et d'adapter à leur garde-robe. Le kimono inspira très vite les créateurs de haute couture, de Paul Poiret à Madeleine Vionnet, des sœurs Callot à John Galliano, jusqu'à Yves Saint-Laurent sensible lui aussi à sa luxueuse féminité.

Il fit également un retour en force parmi les Japonaises du XXe siècle qui ne le portèrent pas uniquement pour les cérémonies religieuses ou les mariages (les geishas ou les acteurs du No ou du Kabuki ne l'ayant jamais délaissé) mais également pour sortir en semaine en toute élégance. David Bowie, Freddie Mercury, Boy George ou Björk l'adoptèrent pour sublimer leur costume de scène.

On ne se lasse pas de feuilleter cet album consacré à une parure qui n'en finit pas d'évoluer, de se réinventer, tout en conservant son âme.

Anna Jackson : Kimono (La Martinière, 336 p, 55 €)

Capteur de beauté. On ne présente plusSteve McCurry, célèbre dans le monde entier par la photo de cette petite Afghane aux yeux de jade et au regard de braise. Il récidive par la présentation de nouveaux clichés où priment des visages saisissants, dont l'intensité expressive captive ceux qui s'y plongent : des femmes et des hommes ordinaires qui, par la seule grâce de son empathique talent, acquièrent une noblesse qui les pare d'un saisissant relief. Son objectif joue aussi, avec un humour né d'un certain décalage, avec des scènes de rue improbables. Autant de clichés échappés d'une banale uniformatisation du monde. Une originalité qu'il capte également dans de somptueux paysages, quelquefois à la limite de la stylisation, où l'humain est rarement absent. Et, en touches finales, de jolies citations, de belles pensées. Un moment rare.

"Les plus belles choses de la vie [...] combinent toujours le banal et l'étrange, l'inconnu et le familier. Nous avons besoin d'étrangeté pour nous contraindre à sortir de nous-mêmes, pour savoir être surpris, nous pousser vers l'avant et nous inciter à voir plus loin" (Pico Iyer). Une autre vision du monde qui embellit et enrichit notre existence.

Steve McCurry : A la recherche d'un ailleurs. Photos inédites (La Martinière, 208 p, 55 €)

Les pieds sur terre, la tête dans les étoiles

Rêver grand et vivre encore plus grand. Au crépuscule de sa vie, Hélène, délicieuse (mais très têtue) vieille dame, décide de retrouver Louis, celui qu'elle n'a jamais oublié et qui l'a marquée à jamais de son empreinte indélébile. Comme si, avant que le destin ne termine définitivement son histoire, il fallait qu'elle écrive la suite et la fin d'un merveilleux chapitre, laissé en suspens par les obstacles d'une existence qu'on ne maîtrise jamais tout à fait.

Et parce qu'elle pense que "vivre c'est ne jamais capituler [et que ] vieillir c'est être résigné à ne plus avoir de projet", elle quitte définitivement sa maison en laissant la porte grande ouverte (pour que tous ceux qui le désirent puissent se servir) et appelle Franck, un chauffeur de taxi pour la conduire d'abord à Enghien où elle veut retrouver le souvenir de son enfance si douce, puis à Senlis où elle vécut avec Louis, déjà marié et père d'une enfant handicapée, de si beaux et si intenses moments d'amour.

Durant ce voyage initiatique, elle va inciter Franck, qu'un chagrin d'amour a enfermé dans un vide sentimental, à faire confiance à la vie, pour laisser au hasard la possibilité de s'accomplir : "En amour, il n'y a pas de chagrin perdu et jamais la douleur n'est inutile", lui souffle Hélène avec sagesse.

Une jolie petite musique, légère comme un bouquet de fleurs sauvages, imprègne ce livre où se glissent de pertinentes appréciations sur l'art et la littérature : "Si l'œuvre est forte, elle se suffit à elle-même. Pas besoin d'avoir fait de grandes études ni de coller du bla-bla pour apprécier les belles choses. Si une œuvre a besoin d'explications, c'est qu'elle est vide".

Nadine Monfils : Le souffleur de nuages (Fleuve éditions, 180 p, 15,90 €)

Kaléidoscope

A la manière du "je me souviens" de Georges Pérec, Philippe Labro scande tout au long des pages son "j'emporterai", véritable bilan d'une vie riche en belles rencontres, en joies petites et grandes, mais aussi en drames qui vous démolissent. Une étonnante déclinaison d'expériences heureuses ou douloureuses, assorties de périodes étales, où l'existence l'a gratifié de moments de repos pour reprendre des forces avant le prochain combat.

Un inventaire, comme si l'auteur éprouvait le besoin impérieux de répertorier, une fois encore, ces "rien" et ces "tout", pour se persuader que la vie vaut la peine d'être vécue. Une façon de triompher d'une dépression toujours rampante ? Mettre en avant ces instants de grâce pour se sentir vivant, et freiner, sinon stopper, cette longue descente aux enfers ? Etre dans le déni d'une part de soi complètement cramée et croire de toutes ses forces que l'énergie vitale irriguera de nouveau cette terre calcinée par le vide intense qui l'envahit lorsque ce mal étrange, dont il se croit chaque fois guéri, lui fait savoir par une nouvelle rechute que ce n'était qu'une rémission ? Toujours "monter d'un cran" : une expression malrucienne qui va l'accompagner tout au long de son parcours.

La vie de Philippe Labro est un roman: écrivain prolifique et admiré, sa route fut jalonnée de fructueuses occasions professionnelles (Pierre Lazareff, son mentor, Françoise Giroud, femme exceptionnelle sur tous les plans...). Mais aussi, au hasard de ses pérégrinations journalistiques, il rencontra des hommes politiques, des écrivains, des monstres sacrés, comme Johnny Hallyday auquel il rendit un très émouvant hommage funèbre à La Madeleine; Gainsbourg, Bernard Loiseau et sa grande gentillesse, et tant d'autres. Et puis les femmes, merveilleuses de dévouement, de générosité, de subtilité, de bienveillance. Tout une fabuleuse galerie de personnalités qui ont façonné l'histoire. "Les rencontres sont les cadeaux de la vie".

Et... l'Amérique. Ah, l'Amérique. Son rêve, son Graal, sa Terre promise. Qui jusqu'à ce jour l'a durablement formaté et n'en finit pas de lui créer des rêves.

En émaillant son propos de citations récoltées dans de précieux carnets durant quelques décennies et qui servent de tremplin à des réflexions profondes et à l'évocation de souvenirs, Philippe Labro semble mettre un point d'orgue sur son passé pour mieux se tourner vers l'avenir et s'installer dans un présent innovant et apaisant. Être, enfin, à sa place. "La plupart des sentiments - amour, amitié, affection, attention, complicité, loyauté, fidélité - ne se commandent pas. Ils arrivent avec le temps, les expériences communes, les croisements, les comparaisons. " Joli bréviaire.

Philippe Labro : J'irais nager dans plus de rivières (Gallimard, 304 p, 20 €)

Les tentacules du mal

Les tentacules du mal

Quand l'Egée gronde, elle ne fait pas semblant. Poséidon déchaîne toutes ses troupes pour engloutir l'imprudent indésirable. Le commissaire Stavros Nikopolidis, le beau gosse de la crim d'Athènes, en sait quelque chose : en cette nuit glacée du début janvier, il doit avec son équipe intercepter un terroriste islamiste, reconnaissable à l'estafilade qui lui barre la joue, dissimulé parmi les migrants, qui, depuis les côtes turques, tentent d'accoster sur l'île grecque d'Imia,.

A ses côtés, sa coéquipière Dora, une ancienne des Forces spéciales. Elle a un compte à régler avec le balafré qui a tué son frère bien-aimé et compte bien assouvir sa vengeance pendant l'opération.

A Athènes, dans le camp de réfugiés surpeuplé où règnent la peur, la haine, la cruauté et l'omerta, se terrent leur homme et ses complices qui attendent une livraison d'armes. Difficile pour Nikopolidis de les retrouver dans cette inextricable fourmilière, où personne n'est ce qu'il paraît. D'autant que sa troupe de flics a des idées bien à elle pour régler le problème, entre un sympathisant d'Aube dorée, une Dora que la haine rend incontrôlable et l'hypocrisie des fonctionnaires de Bruxelles qui ignorent tout du terrain et se contentent avec mépris d'exiger des résultats.

Une partie de tavli, ce jeu grec où stratégie et chance ont la part égale, va dénouer les fils de ce nœud gordien.

Dans ce polar puissant, l'auteure ne se contente pas d'échafauder une intrigue noueuse et stressante à souhaite. Elle expose avec une remarquable clarté la situation géopolitique de la région et ses enjeux stratégiques, la duplicité de Bruxelles et la tartufferie de l'Allemagne à la courte mémoire, qui a contribué à conduire la Grèce au chaos.

Sophia Mavroudis : Stavros contre Goliath (Jigal Polar, 272 p, 18,50 €)

Jeux de (d)rôles ou la fascination du pouvoir

C'était juré, craché ! Après avoir couvert la campagne électorale de 2012, Mathieu Sapin retournait définitivement à ses chères fictions. Mais quel que soit le côté de la barrière, politiciens ou chroniqueurs, la politique est une drogue. Dure. Sans désintoxication durable possible.

C'est ainsi que l'auteur se retrouve à suivre le président Macron, depuis le candidat qui monte jusqu'à l'exercice du pouvoir. Et c'est croquignolesque. Parce qu'il s'en passe de belles dans les coulisses. On s'en était fait une idée avec Quai d'Orsay. On y revient avec Comédie française. Rien n'a changé des intrigues de cour (ne traite-t-on pas la France de "monarchie républicaine" ?) : coups bas, boursouflures et suffisances méprisantes de "collaborateurs", promesses jamais tenues, amitiés factices, voire assassines. Les Lumières et les idéaux égalitaires de la Révolution semblent bien loin. O tempora ! O mores !

Mathieu Sapin attaque le sujet de façon nouvelle : à chaque roi, son historiographe qui va tisser sa légende. Parce que l'exercice du pouvoir, toujours en représentation, exige une statue coulée dans le bronze de l'immortalité. En racontant la vie de Racine, qui n'eût de cesse de plaire à Louis XIV et dont il décrit l'ascension à la cour de Versailles et les multiples compromissions, Mathieu Sapin va jouer les Candide, courant après son sujet, se perdant dans les dédales des intrigues de cour, étranger au fayotage en vigueur.

Il ne faudrait pas considérer cette BD seulement comme un document drolatique sur l'exercice gouvernemental. L'auteur se livre, sous couvert de légèreté que le genre permet, à une réflexion sur la maîtrise du pouvoir, les enjeux politiques, l'hypocrisie, les trahisons, les reniements. Et met en lumière le tendon d'Achille des gouvernants : séduire pour être aimé. De grands sentimentaux, nos présidents ?

Mathieu Sapin : Comédie Française. Voyages dans l'antichambre du pouvoir (Dargaud, 168 p, 22,50 €)

Nos amies les bêtes... et autres histoires

François Grandcollot en a vu passer de sacrées histoires en quelques décennies de carrière vétérinaire. Il nous raconte dans ses carnets quelques anecdotes savoureuses ou pleines d'émotion sur son sacerdoce (car c'est ainsi qu'il vit son métier).

Sa profession a bien évolué depuis ses débuts presque artisanaux où le "véto" soignait toute la gent animale et principalement celle des fermes. Aujourd'hui ses jeunes collègues se spécialisent dans des domaines de plus en plus pointus, ajoutant, aux instruments de base d'antan, radio, scanner, IRM, échographie, analyses...

Ce qui ne change pas, du moins pour lui : l'attention portée aux animaux (et à leurs maîtres), la volonté d'atténuer le plus possible leurs souffrances et la volonté de respecter un code déontologique.

Les passionnés de l'espèce équine seront ravis de lire les très belles pages que l'auteur leur consacre.

François Grandcollot : Les carnets du Docteur Grancollot. Petits et grands secrets d'un véto (Kero, 200 p, 17 €)

Une ville dans la ville. Véritable "panthéon à ciel ouvert" le cimetière du Père Lachaise est un concentré d'histoire de France... vu du dessous. S'adonnant à un méticuleux travail d'archiviste, l'auteur classe par ordre chronologique d'apparition (de disparition), tous ceux qui, de leur vivant, ont marqué leur époque. Il rafraîchit notre mémoire sur leur parcours, enrichissant leur biographie de détails amusants et peu connus.

Oserais-je dire que c'est... vivant ? On se passionne en tout cas à arpenter en sa compagnie ce jardin des mémoires, qui raconte aussi une partie de notre vie quand, au hasard des tombes, l'on reconnaît celles de tous ceux qui, à divers titres, ont fait sans le savoir un bout de chemin post-mortem avec nous. Emouvant.

Christian-Louis Eclimont : Le grand livre du Père Lachaise (Hugo Image, 256 p, 24,95 €)

Le confinement d'un poète. Avec l'humour, la tendresse et la grâce qui le caractérisent, Pierre Hédrich a tenu un journal de la première grave crise sanitaire de notre génération et de l'isolement forcé qui l'a accompagnée. Chaque jour, ses dessins légers ont, mieux que de grands discours, rendu compte d'une situation qui s'aggravait au fur et à mesure du temps qui passait et dont les incertitudes médicales nous plongeaient dans l'angoisse. La délicatesse de ses illustrations nous rappelle avec émotion un moment difficile... qui non seulement n'est pas encore terminé, mais repart encore de plus belle, nous laissant entrevoir de longues périodes de reconfinement.

Pierre Hédrich : Un printemps de confinement. 100 dessins de presse pour raconter la crise sanitaire (www.unprintempsdeconfinement.fr, 15,50 €)

Le grand ménage

Tant de trajectoires fortuites s'offrent à nous pour infléchir le cours de nos existences : un accroc inattendu déchire la toile de nos jours et voilà toute notre vie qui plonge soudain dans l'inconnu.

Adrien est un trentenaire somme toute heureux : une bande d'amis soudés depuis le lycée, une très belle situation dans l'étude des statistiques qui le réjouit, un Papilau qu'il adore et dont il s'occupe activement, un frère et sa petite famille qu'il ne voit pas aussi souvent qu'il aimerait mais auxquels il est très attaché et avec lesquels il s'entend bien. On a connu plus mal loti. Bien sûr, il macère dans la tristesse après sa rupture, aussi brutale qu'incompréhensible, avec Cassandra "la femme de sa vie". Mais qui peut se vanter de ne pas voir, accrochée à son tableau de chasse, pareille déconfiture ?

Une roquette inattendue va pulvériser son univers bien pépère : il est atteint d'une maladie rare et mal connue (parce que rare) qui laisse le corps scientifique complètement démuni et qui n'offre, une fois les symptômes déclarés, que quelques mois vivre : le syndrome d'Emerson, qui touche le cœur et dont on ne sait jamais à quel moment il va devenir fatidique.

Un tel bilan de vie conduit à revoir ses priorités. Fissa. Grâce à un indéfectible humour qui lui permet de tenir la dépression à distance, Adrien va prendre le temps de la réflexion pour se réorienter et explorer d'autres voies possibles, pour, in fine, tirer sa révérence avec élégance. L'urgence fait gagner en intensité ses nouveaux choix. Il ne va plus se "laisser distraire par des choses qui ne [lui] correspondent pas". Paradoxalement, il se sent, enfin, libre.

Gilles Legardinier aborde un thème auquel nous sommes tous confrontés : la brièveté de l'existence et le réveil brutal qu'elle engendre quand on en prend conscience. "Ne laissez jamais la peur gagner le match contre l'envie. Allez-y à fond".

Drôlerie, humanité, sensibilité : l'habituel tiercé gagnant de l'auteur fait toujours merveille. Avec en prime l'art délicat d'insuffler de la légèreté dans le drame et de l'espoir dans l'adversité. Pour lui, le malheur n'est jamais une option. On en ressort galvanisé.

L'auteur a délaissé les chats bougons des couvertures de ses débuts au profit d'un tout mignon et attendrissant raton laveur. On aime.

Gilles Legardinier : Une chance sur un milliard (Flammarion, 432 p, 21 €)

Terre promise

Des siècles durant, partout, les juifs ont entendu ces cris de haine et de rejet, inlassablement répétés avec hargne : "Sales juifs ! rentrez chez vous". Par le décret Crémieux, la France à octroyé en 1870 la citoyenneté française aux Israélites d'Algérie (pour ceux qui veulent en savoir plus, je recommande l'article très détaillé consacré à cette histoire sur Wikipedia). Les communautés juive et musulmane s'éloignent l'une de l'autre, cette dernière se sentant trahie.Israël, cette chère Terre promise, apparaît comme la solution à l'époux de Zlabiya, qui refuse de voir grandir ses enfants dans un climat d'aversion et d'exclusion. Toute la famille finit par émigrer en Terre sainte. Enfin arrivés chez soi ? Mais, ainsi que l'affirme dans l'un de ses livres Gilbert Sinoué, "on est toujours le juif de quelqu'un". La transplantation, l'exil, se vivent malgré tout le désenchantement, sinon une certaine et lancinante douleur. Où aller, après des siècles d'errances, pour se sentir vraiment chez soi ? N'est-ce pas le problème de tous les itinérants, de tous les nomades, qui ne trouvent aucun lieu où s'enraciner durablement ? Le problème n'est pas seulement de se défaire de ses anciennes coutumes et de s'acclimater à des mœurs différentes. Encore faut-il que les autres vous accueillent et vous considèrent comme les leurs. Sort tragique de tous les migrants !

Cette dernière aventure du chat laisse poindre une amertume tenace. La légèreté, la sérénité et la joie de vivre des premiers livres cèdent la place à une sourde inquiétude. Notre célèbre chat impertinent a pris de la bouteille. Il y a gagné en sagesse, mais n'a rien perdu de son insolence et de son sens de l'à-propos. Sa chère maîtresse Zlabiya aussi a vieilli. Ses hanches voluptueuses se sont élargies. Dans cette histoire, la jeune mère de famille laisse peu à peu la place à une vieille dame devenue grand-mère : un sacré bond en avant, elle que l'on imaginait à jamais établie dans une éternelle jeunesse. Le temps de la douceur de vivre semble révolu. Présence prégnante de notre actuelle réalité ?

Que nous réserve la suite des aventures du chat (si tant est qu'il y en ait une) ?

Joann Sfar : Le chat du rabbin. Rentrez chez vous ! Tome 10 (Dargaud, 96 p, 16 €)

Cet obscur objet du désir

Le comte Orazio Falier, l'une des plus puissantes figures de Venise, a toujours eu pour principe de ne jamais mêler à ses affaires son gendre bien-aimé, le commissaire Guido Brunetti, quelle qu'en soit la raison. Il se voit contraint cette fois de déroger à la sacro-sainte règle de non ingérence, pour venir en aide à son très ancien ami, Gonzalo Rodriguez de Tejeda. Ce dernier, homosexuel vieillissant, ancien marchand d'art, généreux, célibataire et sans descendance, s'est mis en tête d'adopter son giton, afin de le faire bénéficier de son immense fortune... malgré la très ferme opposition de tous ses amis. Il meurt brutalement dans une rue de Madrid, alors qu'il se rendait au musée en compagnie de sa sœur.

Nul ne sait s'il a pu concrétiser son projet. Sa plus ancienne et meilleure amie, Alberta Dodson, se rend à la Sérénissime pour organiser une cérémonie commémorative à sa mémoire, à laquelle elle va inviter tous les amis du défunt. Ce qu'elle n'aura pas le temps de réaliser puisqu'on la retrouve assassinée le soir même de son arrivée à l'hôtel.

Donna Leon nous revient cette fois en grande forme, avec un vrai bon polar vivifiant, où l'action rebondit de façon inattendue, dans lequel elle délaisse enfin ses éternelles récriminations sur la déliquescence des édiles vénitiens au profit des tourments de l'âme humaine. Et nous replonge, toujours avec délices et beaucoup d'humour, dans la si belle et si chaleureuse famille de Brunetti.

Cette nouvelle enquête de son (de notre) commissaire fétiche s'avère un très bon cru.

Donna Leon : Quand un fils nous est donné (Calmann-Lévy, 324 p, 21€50)

Clochemerle : le retour

Nathalie, gentille bécasse parisienne touchée par la grâce de la sylvothérapie, s'installe à Mouy-sur-Loire, petit village tourangeau dont la procession du saint patron, saint Roch, attire tous les ans une substantielle manne touristique. Son problème, qui agace tout le monde ? C'est une infatigable donneuse de leçons qui entend faire respecter les lois écologiques.Pas étonnant qu'elle se fasse rapidement trucider. Ce qui réveille instantanément les instincts de chien de chasse de Violette Laguille, la Miss Marple du coin. Surtout quand d'autres crimes inexplicables secouent ce lieu si tranquille.

Une plaisante chronique de village, à la manière de Clochemerle, où les intérêts divergents des uns et des autres met tout le monde sur les dents.

Elisabeth Segard : Une certaine idée du paradis (Calmann-Lévy, 288 p, 18,90 €)



People dressing. Ne pas confondre mode et style. Le style est indissociable de la classe, de l'élégance innée. Et de la séduction. On peut faire preuve d'audace, encore faut-il que cela cadre avec sa personnalité. Sexy ? Avec subtilité ! Exhiber poitrine et arrière-train moulé vire rapidement à la vulgarité, surtout quand on n'est plus de première fraîcheur (n'est-ce pas J.Lo ?). Avoir de l'allure : pas donné à tout le monde.

On l'aura compris, le style est une délicate association de finesse et d'innovation, d'appropriation de la mode revisitée par une originalité et une créativité qui nous sont propres et que l'on adapte à sa nature profonde. Tout est dans la nuance. Même les alliances délirantes de couleurs, d'imprimés ou de formes doivent établir entre elles une certaine cohérence.

Mais bon ! Est-on obligé d'avoir du style ? D'autant que la définition du concept peut beaucoup varier selon les époques. L'essentiel n'est-il pas de se sentir bien dans ses vêtements ?

Dans un livre riche en illustrations, Sophie Gachet montre à travers la garde-robe fournie des squatteuses de médias et autres actrices ou mannequins, ce qu'est (ou n'est pas), selon elle, le style. On peut en avoir une autre idée.

Sophie Gachet : Que le style soit avec vous ! (Flammarion, 240 p, 24,90 €)

Vivre... à moitié ?

Les dieux avaient déroulé un boulevard paradisiaque à Caroline Lhomme : une vie professionnelle passionnante et un amoureux qui lui proposait de convoler pour le meilleur (quand le pire est arrivé, il s'est carapaté, le lâche).

Mais le destin envieux et cruel a pulvérisé cet avenir radieux de son artillerie lourde : un AVC king size qui lui a fait rater la mort de près... mais qui a exigé en compensation un lourd tribut sous forme d'hémiplégie de tout le côté gauche. Avec en prime, parce qu'un bonheur n'arrive jamais seul, une trachée artère trouée par le pauvre pompier qui l'a intubée d'urgence.

Pas bézef de solutions quand une telle malchance vous tombe dessus. Soit on se suicide, soit on se prend une hargne d'anthologie et l'on décide de dézinguer à tout va tout ce qui aura l'idée stupide de se mettre sur votre chemin vers une vie d'enfer.

L'enfer, parlons-en : un chemin de croix de plusieurs années pour récupérer un peu de sa vie d'avant. Entre médecins, kinés, spécialistes, professeurs émérites, les douleurs insupportables et une orthèse à faire saliver Goldorak, la Belle à l'humour féroce ne rate rien des occasions qui lui font brûler la chandelle par les deux bouts, dans la rigolade en plus, avec au passage une drague éhontée (faudrait voir qu'elle se conforme aux usages) de tous les petits mignons qui prennent soin d'elle.

Un perpétuel parcours du combattant qui donne la pêche et fait relativiser nos petits bobos d'enfants douillets, illustré de façon hilarante par une Florence Cestac en grande forme.

Chapeau bas !

Caroline Lhomme, Florence Cestac (illustrations) : Bienvenue dans mon demi-monde. Le journal pas triste d'une survivante (Hugo Desinge, 160 p, 19,95 €)

Un Japon phantasmé

Trois livres dans lesquels se déploie un Japon, réel ou imaginaire, chacun pouvant être un miroir partiel de ce pays secret et complexe.

L'éclosion tardive d'une fleur. Il est des êtres pour lesquels la vie commence tard. Mais alors, quelle belle floraison ! Tel est le cas d'Alice qui, un jour, pousse la porte d'un salon de thé. Elle ne le sait pas encore, mais l'hôtesse la prend pour une autre cliente (qui ne viendra jamais). Cet échange involontaire de rendez-vous, cette erreur d'aiguillage, va l'orienter vers une séance de shiatsu qui va la révéler à elle-même et la faire éclore peu à peu, comme une fleur qui s'épanouit sous les mains délicates de ce masseur japonais qui va bouleverser sa vie. "Je sais que le mot Ukiyo n'existe pas dans mon langage, qu'il veut dire profiter de l'instant, hors du déroulement de la vie, comme une bulle de joie. Il ordonne de savourer le moment, détaché de nos préoccupations à venir et du poids de notre passé."

Elle va lui adresser une longue lettre-confession, véritable poème où elle va se dévoiler par petites touches légères pour, une fois dans sa vie, enfin s'accomplir et vivre pleinement ce sentiment qu'elle n'espérait pas ressentir un jour. "Deux papillons. C'est désormais comme cela que je nous imagine en fin de vie, comme ces jolis êtres colorés, car nous avons quitté nos cocons depuis longtemps, libres et heureux, attirés l'un par l'autre pour le temps d'émerveillement qui nous reste."

Une jolie déclaration d'amour toute en finesse, délicatesse et légèreté.

Amanda Sthers : Lettre d'amour sans le dire (Grasset, 140 p, 14,50 €)

L'écume des jours. Concept spécifiquement japonais, le nagori est une notion complexe exprimant à la fois la nostalgie de ce qui a été et le regret de ce qui ne sera plus. Il s'applique à toutes les situations, tous les moments de la vie et rend compte de la délicatesse, de la fragilité et de l'impermanence des êtres et des choses. Soulignant en creux la gravité et la profondeur des souvenirs.

Autrefois, les marchandises ne sillonnant pas la planète, nos repas épousaient le rythme des saisons. Locavores par obligation, nous ne consommions que les produits du moment. Après de longs mois d'hiver passés à se nourrir des quelques rares fruits et légumes chichement dispensés par une nature endormie, l'on accueillait avec joie le printemps et l'été, riches d'une profusion et d'une variété gastronomiques. "Le saisons, avec leurs cortèges de richesses venues de la terre et de la mer défilant tour à tour comme un manège ou une lanterne magique, les saisons et les retrouvailles qu'elles nous promettent une fois l'an ne peuvent que nous réjouir."

Aujourd'hui que l'on peut trouver de tout, toute l'année, que reste-t-il du plaisir de déguster à nouveau, après une longue et impatiente attente, des mets dont on avait presque oublié la délicieuse saveur ? Ne sommes-nous pas nostalgiques de cet éternel retour du renouveau, somptueuse renaissance qui scandait notre vie et faisait oublier l'austérité hivernale et faisait palpiter "de désir, de plaisir et de sensibilité" ? "La saison : un parfum, la trace d'un instant de présence. [...] Peut-être est-ce pour cela que les saisons sont la plus belle chose qui existe dans ce monde".

In fine, mais ce n'est pas le plus important, ce petit ouvrage est une étude réfléchie sur une temporalité à la fois cyclique et linéaire, par le truchement de notre alimentation.

Ryoko Sekiguchi : Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter (Folio, 144 p, 6,30 €)

Pierre et eau. Etrange. Déconcertant. C'est ce que l'on ressent en refermant le dernier livre de Muriel Barbery. Pour la première fois de sa vie, Rose se rend à Kyoto pour hériter d'un père, esthète et marchand d'art, qu'elle n'a jamais connu. Paul, l'exécuteur testamentaire de ce dernier, est chargé de lui faire accomplir, à la demande du défunt, une sorte de jeu de piste au travers de temples choisis dans la ville. Une longue dérive dans une atmosphère à la fois aquatique et d'une lourdeur minérale pour un personnage à la dérive, qui semble n'avoir pas de contours, comme vidé de sa substance.

L'on a du mal à entrer dans l'imaginaire de l'auteur qui peine à installer son histoire, plombée par d'interminables descriptions un peu soporifiques, qui n'ont même pas le mérite de planter clairement un décor noyé dans un luxe de détails qui éteignent toute tentation de représentation : trop d'éléments disparates torpillent l'harmonie qui pourrait se dégager de l'ensemble. Pas plus que l'héroïne, nous ne comprenons le sens de ses pérégrinations.

Un récit entravé par une lenteur et une moiteur qui engluent lourdement l'imagination. Et des bizarreries de style qui se veulent aussi absconses que des koans ("rien ne faisait sens, tout était saturé de sens"; "tout est identique, tout est en mutation").

Loin, très loin de la vivacité et de la finesse de L'élégance du hérisson, pétillant d'insolence. Dommage !

Muriel Barbery : Une rose seule (Actes Sud, 160 p, 17,50 €)

Foire d'empoigne

Les cinéphiles vont adorer. Les autres aussi. Parce qu'il s'en passe de belles sur les lieux de tournage. Jouissif de constater que dans cette grande famille du cinéma où l'on s'auto-congratule aux grandes messes des Oscars et des Césars, de sourdes luttes intestines ravagent la profession.

Caprices de stars trop gâtées, egos surdimensionnés (faut-il avoir peu confiance en son talent pour exiger d'immenses traitements de faveur), auxquels il faut ajouter les retards endémiques, les acteurs qui arrivent fin bourrés sur le plateau (ce qui nécessite de multiples prises qui alourdissent le budget de la production), les fumistes qui débarquent sans avoir appris leur texte (se souciant fort peu de gêner le travail de leurs camarades et des techniciens)... sans oublier les inimitiés et les jalousies qui font de n'importe quelle production un enfer.

Les réalisateurs ne sont pas en reste : caractériels, je-m'en-foutistes, abus de pouvoir, colères homériques pour des broutilles (tragediante !), désertions brutales des plateaux : la profession nous gâte d'un bel échantillon de problèmes psychologiques.

Heureusement, quelques-uns font honneur à la profession en se comportant avec classe : Gabin, Ventura, Belmondo et beaucoup d'autres (heureusement), qui font le job et parviennent à sauver des films que sans eux l'on pourrait oublier. Parce qu'une bonne éducation et une élégance à toute épreuve éviteraient sûrement ces débordements qui empoisonnent les séances de travail dans les studios cinématographiques... mais nous priveraient de savoureuses anecdotes relatant des situations cocasses ou inattendues.

Hors champ, Philippe Lombard nous gratifie d'une histoire du cinéma drôle et surprenante, contée par un auteur très en verve qui fait passer au lecteur un bon moment à se délecter de ces péripéties de cours de récréation.

Philippe Lombard : 300 anecdotes de tournage. Le cinéma comme vous ne l'avez jamais vu (Hugo Image, 304 p, 12 €)

La marâtre

Les rapports mère-fille ont toujours été compliqués, des bibliothèques entières ont été écrites sur le sujet.

Le trio (infernal ?) : Lise, la mère, qui dans son adolescence a courageusement transporté les messages secrets de la Résistance à la barbe des Allemands; Axel, le père, aviateur combattant dans les rangs de la France Libre, devenu auteur réputé et grand historien, la paix revenue; Cerise, la fille, un caillou monstrueux dans la chaussure de la mère, un petit bijou pour le père.

Axel, adoré par son épouse qui ne veut être que la seule femme de sa vie. Adulé par sa fille : mon père, ce héros, si brillant, si tendre, si fort. Qui meurt brutalement, laissant dans l'arène une panthère et une toute jeune lionne qui vont s'affronter tour à tour.

On ne guérit jamais de son enfance. Quelle estafilade au cœur a bien pu transformer la petite Lise, superbe blonde aux yeux déclinant toutes les nuances de vert, en une femme possessive et exclusive, qui jubile de voir l'envie dans les yeux de ses rivales, le désir dans ceux des hommes ? Qui désire vivre avec Axel une histoire d'amour sublimée, "Belle du Seigneur", refusant tout élément féminin dans son entourage et considérant sa fille comme une redoutable concurrente, n'hésitant pas à lui cracher au visage qu'elle eût préféré que ce soit elle qui meurt.

Qui est vraiment cette femme magnifique, vraie garce avec son entourage, qui veut s'imposer comme le seul centre d'intérêt de tous, qui désire plus que tout être l'unique objet de dévotion des hommes, voire de son propre enfant, jamais satisfaite des cadeaux qu'on lui offre, parce que toujours en deçà de ses désirs ? Et qui, de pétillante et drôle, devient avec l'âge acariâtre et mythomane, vivant dans "une solitude abyssale", jalousant le bonheur de sa fille jusqu'à vouloir le détruire. Une personnalité contrastée, difficile à cerner.

Et quels sont les combats de Cerise, qui mène sa vie durant une guerre de tranchée contre son implacable ennemie ? Jusqu'à ce que le destin fasse basculer la donne et redistribue les cartes. L'amour arrivera-t-il à se frayer un chemin dans la jungle étouffante des sentiments ?

"Il faut vivre d'amour, d'amitié, de défaites,

Donner à perte d'âme, éclater de passions,

Pour que l'on puisse écrire à la fin de la fête,

Quelque chose a changé pendant que nous passions" (Claude Lemesle)

Une petite musique douce-amère griffée de fulgurances, baignée dans la douceur bretonne : la patte de Lorraine Fouchet.

Lorraine Fouchet : J'ai failli te manquer (Héloïse d'Ormesson, 368 p, 20 €)

Lectures d'été

Pour frissonner sur la plage (si vous y avez accès) ou tranquillement vautrés dans votre transat, des livres noirs pour nuits blanches, roses pour humeur grise.

Les feux de la rampe. Plusieurs centaines de fans hystériques piétinent le sable de la plage de Vouliagméni, proche d'Athènes. Leur idole, Neni Vanda, la "Star grecque absolue", donne son concert d'adieu après quarante années de gloire ininterrompue. Que s'est-il passé pour qu'elle en vienne à prendre une décision aussi brutale ? Alerté par son amie Vera, qui n'est autre que la nièce de la chanteuse, le capitaine de police Christophoros Markou, numéro deux du département des homicides de l'Attique, va enquêter dans la plus grande discrétion sur les dangers qui pourrissent la vie de la rock star : échafaudage qui s'écroule juste avant son entrée en scène, accident de voiture incompréhensible, lettres de menace, harcèlement d'un fan de l'ombre, jalousie de rivales...

Avec une maîtrise consommée du suspense, l'auteur fait rissoler son lecteur sur le grill de la transe, distillant les explications du mystère au compte-gouttes, jusqu'au dénouement... très surprenant.

Christos Markogiannakis : Mourir en scène (Albin Michel, 288 p, 19,90 €)

Six femmes à la croisée des chemins. Jessie, workaholic compulsive, planifie sa vie privée et professionnelle à la seconde près; Samya, ne digère pas la relation adultère de son mari qui revient tout penaud au domicile conjugal; Apolline s'accroche à son idée fixe de devenir mère et enquille toute la panoplie des fécondations au risque de ruiner son couple; Geneviève, cinquante ans de bonheur conjugal sans nuage, une famille nombreuse et heureuse, qui apprend qu'un sale grain de sable va gripper cette belle machine; Mia, jeune mère célibataire en galère; et Alison, plantée à la mairie devant parents et amis le jour de son mariage par un fiancé qui ne veut plus l'épouser. Toutes arrivent à un point de bascule de leur existence et se retrouvent au luxueux Resort and Spa on the beach. Pour faire le point. Qu'il est difficile de faire le deuil d'une vie parfaite, surtout quand on s'accroche à un modèle pas fait pour soi. Mais le destin malin aime bien rebattre les cartes et pousser à aller de l'avant, coûte que coûte.

Carène Ponte : D'ici là, porte-toi bien (Pocket, 336 p, 7,60 €)


Une sirène sauvée des eaux. Quatre amis d'enfance. Unis comme les doigts de la main. Qui ont signé un pacte de sang à l'adolescence : toujours se soutenir, quoiqu'il arrive. Jason Zimmer, garde-côte, sauve un jour de tempête, au péril de sa vie, Vicky Lance, célèbre chanteuse de rock. Peut-être aurait-il mieux fait de laisser se noyer cette inconsciente, partie naviguer sur l'océan déchaîné de Santa Barbara; Sandy Dawson, danseuse refoulée mais surdouée, excellent flic par ailleurs; Keith Morrison, célibataire endurci et journaliste hors pair (l'un n'empêche pas l'autre), qui croque d'un style brillant les portraits d'anonymes. Et le quatrième mousquetaire, Nathan Harper, avocat brillantissime, nouveau père d'une ravissante Charlotte.

Une moïsette (féminin de Moïse sauvé des eaux) nymphomane, dépressive et camée, un cadavre, des histoires sentimentales avortées et voilà tout ce petit monde dont les vies vont s'enchevêtrer, et qui va avoir bien du mal à démêler un écheveau qui fait des nœuds à souhait.

D'une plume alerte trempée dans un humour punchy, l'auteur plante patiemment le décor dans ce polar choral et installe en douceur ses personnages avant de faire démarrer l'action qui tient en haleine jusqu'au bout de l'histoire. Couronnée d'un très feel good happy end (cela fait du bien par ces temps maussades).

Alexis Aubenque : La fille de l'océan (Hugo Poche, 480 p, 7,60 €)


Ce passé qui nous fuit, ce présent qui nous échappe. Une mémoire qui s'effiloche, une mamie tricoteuse messagère du destin qui glisse des sentences dans les bonnets qu'elle confectionne, un jeune auxiliaire de vie dynamique qui rêve des paillettes de Broadway, un trufficulteur aux mains noires dont le sourire ultrabrite cache quelques fêlures, Lucienne, plombée par un lourd secret que la proximité du Seigneur n'arrive pas à absoudre... Et au milieu de ce groupe hétéroclite, Julia, belle comme un cœur, qui au mitan de sa vie erre comme un navire en perdition, prenant soin de Jeannine, sa grand-mère bien-aimée qui glisse vers d'autres errances. Des êtres vulnérables dont les vies s'entrecroisent. Finiront-ils par trouver leur chemin ?

Anne-Gaëlle Huon : Même les méchants rêvent d'amour (Le livre de Poche, 352 p, 7,90 €)




Les octogéniaux. Une sacrée bande de seniors qui ont investi l'impasse des Colibris à l'orée de leurs vingt ans. Ils y ont tout vécu : des joies, des peines, des naissances, des mariages, des rêves, des amours, des drames, des ruptures. Tous ensemble, comme une grande famille. Jusqu'au jour où une tragédie a fait voler en éclat cette communauté si soudée. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, voilà que le maire veut raser l'impasse pour implanter une école primaire. Pour ne pas voir disparaître toute une vie de souvenirs si précieux, seul trésor valable au seuil de la vieillesse, les "octogéniaux", comme ils se sont baptisés, vont reformer l'union sacrée pour contrecarrer le projet. Un dynamisme à abattre des montagnes qui les fera sortir de leur assoupissement et ne les fera reculer devant aucune action, aucun délire. Ce qui donne un feu d'artifice de répliques drôles et percutantes à l'humour acerbe. Un texte à la fois émouvant et joyeux, porté par une petite musique parfois douce-amère. Du grand Grimaldi.

Virginie Grimaldi : Quand nos souvenirs viendront danser (Le Livre de Poche, 352 p, 7,90 €)

Confessions d'un clown philosophe

Qui n'a, caché dans un tiroir, un petit carnet de citations, poétique GPS sur le chemin de la vie ?

Patrick Sébastien a réuni les siennes dans un livre. A travers les petites phrases choisies qu'il offre à notre curiosité et à notre plaisir, c'est tout un pan de sa personnalité, tapie à l'ombre de la star médiatique, qu'il dévoile. Au hasard de ses souvenirs.

Et nous découvrons, derrière le clown au nez rouge qui fait tourner les serviettes, une personnalité bien plus complexe qu'il n'y paraît, sensible et tendre : raffiné, plein de délicatesse, de fêlures et de chagrins. Cet humaniste, prince de la gaudriole, truculent amateur de saillies (parfois limites, mais au diable Marlène Schiappa), fêtard repenti ne regrette rien de ses bamboches entre amis. Son physique de rugbyman, volontiers grivois par goût immodéré de la provocation et de la liberté d'être, cache un homme cultivé, grand seigneur, courageux qui n'a pas peur d'affronter cette médiocre bienpensance où se vautre notre société de petits marquis jaloux.

Un amoureux de la vie sous toutes ses formes. Avec cette élégance rare qui est l'apanage des belles âmes.

Patrick Sébastien : J'ai déplacé l'éléphant. Ces phrases qui nous font rire... et celles qui nous consolent (XO éditions, 330 p, 19,99 €)

Secrets de famille

Les sœurs Shergill cumulent les handicaps : femmes, nées dans une famille sikhe traditionnelle, émigrée à Londres. Pour les Britanniques pure souche, pas vraiment anglaises malgré leur parfaite intégration. Pas tout à fait indiennes, selon leur famille qui leur reproche de ne pas se conformer aux coutumes ancestrales.

Trois sœurs : Rajni, l'aînée, mariée comme il se doit à Kabir et un fils de 18 ans, la prunelle de ses yeux. Parlons-en du fils, qui veut arrêter ses études parce qu'il est fou amoureux d'une femme de 36 ans enceinte de ses œuvres. Jezmeen, la cadette, qui depuis toujours donne du fil à retordre à sa mère et rêve de sortir de son anonymat et de son étouffant milieu en devenant une actrice célèbre. "Un jour, le monde entier connaîtra mon nom", se promet-elle. Mais qui pour l'heure enchaîne figurations calamiteuses et (tout) petits rôles muets dans des productions de seconde zone. Enfin la petite dernière, Shirina, qui n'a pas vraiment connu son père mort beaucoup trop tôt d'une bête chute dans la douche et qui, lasse des disputes incessantes de sa fratrie, a voulu construire une famille parfaite bien à elle, en optant pour un mariage traditionnel, arrangé par les bons soins d'Internet. Elle vit à Melbourne avec son époux Sehaj et une belle-mère envahissante et acariâtre, dont elle accepte tout, pour se tenir à l'écart des conflits.

Et puis la mère ! Une sacrée figure la mère. Veuve trop tôt qui, seule à Londres, a trimé toute sa vie pour élever ses filles dans le respect et l'amour d'une Inde sublimée. Qui se meurt d'un cancer et laisse aux trois sœurs une feuille de route sous forme de pèlerinage au Temple d'Or d'Amritsar, au Pendjab, où elle veut que ses cendres soient jetées : "Faire un long voyage pour quelqu'un est l'ultime preuve d'amour et de foi".

Voilà trois femmes que tout oppose qui, pour respecter les dernières volontés d'une mère, vont devoir cheminer ensemble dans une Inde qu'elles ne connaissent pas. Et qui vont voir leur destin emprunter une voie dont elles ne se doutaient guère.

Un road trip sauce curry, qui plonge le lecteur dans le foisonnement et le bouillonnement d'un sous-continent déchiré entre modernité et traditions, et dont les femmes paient les mutations violentes au prix fort. Très fort.

Balli Kaur Jaswal : Les incroyables aventures des sœurs Shergill (Belfond, 384 p, 21,90 €)

La lettre d’Élise

Il est dans la vie des virages à 180° qui se prennent sur un coup de tête, sans préméditation.

Comme Édouard, qui attend sur le parvis de la gare de Vannes le TGV qui doit le ramener à Paris, quand il aperçoit une vieille dame qui traîne péniblement sa lourde valise en direction de la gare routière. Galant, il s'offre de l'aider, alors que sa femme l'avertit que le train est sur le point d'arriver.

Quelle idée a-t-elle bien pu traverser l'esprit de cet homme de 50 ans pour qu'il plante ainsi son épouse et monte dans le car avec Suzanne, cette délicieuse dame anglaise messagère du destin, pour se retrouver dans une chambre d'hôtes à l'orée de la forêt de Brocéliande ? Casser la routine, ne plus vouloir suivre le chemin bien tracé filant sur des rails infinis jusqu'à la mort ?

Ou bien cette lettre inattendue qu'il a reçue, peu avant son départ en vacances, d’Élise son premier et grand amour d'adolescent qui l'a quitté brusquement et qu'il n'a jamais oubliée ?

Dans la magique Brocéliande, pétrie de légendes arthuriennes, il va faire la connaissance de la gentille Gaëlle et de son fils Gauvin muré dans le silence par un terrible secret que tous ignorent, de Raymond solide comme la terre qu'il entretient amoureusement et d'Adèle, jeune fille à la personnalité trouble qui elle aussi camoufle un passé pas très net.

"L'évasion" d’Édouard ne va-t-elle pas permettre à tous les membres de ce petit groupe de casser les murs de leur prison intérieure pour enfin remettre les choses à leur place ? La liberté d'être passe souvent par des renoncements, parfois douloureux. S'accoucher de soi-même est difficile, mais n'est-ce pas le prix à payer pour, enfin, être vraiment à sa place et vivre dans la plénitude ?

Comme à son habitude, Agnès Ledig échafaude dans la douceur des histoires qui s'entrecroisent et parviennent à leur terme dans une harmonie enfin retrouvée. Un vrai pansement sur nos âmes blessées.

Agnès Ledig : Se le dire enfin (Flammarion, 432 p, 21,90 €)

Une vie. Des vies

Ah ! Les folles journées de la Belle Epoque, âge d'or des courtisanes de haut vol, de ces demi-mondaines entretenues par des hommes riches dont elles dilapidaient la fortune, qui plongeaient Paris dans une joyeuse farandole de plaisirs et d'insouciance, admirées par les princes et les rois qui se pâmaient à leurs genoux. Belles et libres ! "Un début de siècle de débauche, d'optimisme, de luxe et d'extravagance". Tout un monde qui disparaîtra dans les horreurs de la Première Guerre mondiale.

Et parallèlement, au même moment, une communauté de femmes miséreuses qui trimaient de longues journées pour nourrir leur famille, la faim et la peur au ventre.

Deux mondes qui ne se côtoyaient jamais et s'ignoraient, à des années-lumière l'un de l'autre, qui ne pouvaient se rencontrer.

Voire !

Mauléon, cité industrieuse du Pays basque en ce début du XXe siècle, riche de sa production d'espadrilles qui arrosent la France entière. Une production gourmande en main d'œuvre pour satisfaire la demande sans cesse croissante du pays, qui nécessite une immigration espagnole : des femmes qui risquent leur vie en traversant ces Pyrénées inhospitalières, pour être exploitées par des contremaîtres véreux, travaillant sans relâche dans d'inhumaines conditions. Leur but ? Se constituer un trousseau pour faire un beau mariage. L'une d'elle, Rosa, veut faire partie de cette transhumance annuelle pour offrir à Abuella, sa grand-mère bien aimée, un quotidien plus confortable. Elle entraîne dans cette expédition sa sœur aînée qui perdra qui perdra la vie dans ce fatal passage. Une tragédie qui va la plomber.

Tout près de là, un autre univers, celui des Demoiselles, qui s'adonnent dans une somptueuse demeure à une vie de danses et de fêtes, légère comme les bulles de champagne qu'elles boivent avec délices ... Ces Demoiselles cachent pourtant de nombreuses fêlures et autant de drames. Elles vont prendre Rosa sous leur protection et permettre à la petite fille pauvre et boiteuse de connaître une existence pleine et riche en rebondissements.

Il y a de l'Alexandre Dumas et du Zola dans ce livre difficile à lâcher, qui parle de rendez-vous manqués, de bonheurs parfois trop cher payés, de nostalgie et de regrets. Et que l'on regrette d'abandonner, l'histoire terminée.

Anne-Gaëlle Huon : Les demoiselles (Albin Michel, 336 p, 17,90 €)

Entente cordiale ?

Quatre filles. Les meilleures amies du monde, qui se sont rencontrées à la fac. Qui se disaient tout, partageaient tout : la coloc, les secrets, les histoires intimes, les fous-rires, les conseils, les échanges de toutes sortes. Un attachement à la vie, à la mort.

A la mort ?

Kate, Rowan, Jennifer, Izzy ne se sont jamais perdues de vue. Même avec mari et enfants, elles ont toujours respecté le rendez-vous annuel de leurs retrouvailles entre filles, chaque fois dans un coin différent du monde, quelles que soient leurs contraintes ou obligations. Bien sûr, il y eut une interruption de quelques années. C'est la raison pour laquelle Rowan a décidé de renouer avec la tradition sacrée de ces rendez-vous amicaux en réunissant, dans une magnifique demeure du sud de la France prêtée par un client, toute sa petite bande, compagnons et progénitures compris.

Ce qui devait être une semaine de rêve va virer au cauchemar. Kate surprend un échange de messages entre son conjoint et une certaine "Fille de Corail". Elle en est certaine, Sean la trompe avec l'une de ses quatre copines. Laquelle ? Devant cette double trahison, son monde s'effondre.

Entre chagrin et crises de larmes, elle va mener son enquête pour débusquer la traîtresse et confondre son époux volage. Mais tout ne va pas se passer comme prévu. Ses recherches vont la mener sur des chemins qu'elle était loin d'imaginer. Tout comme le lecteur.

Un thriller passionnant, mené de main de maître par un auteur qui excelle dans l'art du rebondissement et des surprises, et nous conduit sur des pistes finissant toujours en impasses, avant de dévoiler le fin mot de l'histoire, dont jusqu'au bout, l'on ne se doutait pas.

En jouant avec nos nerfs, T.M. Logan nous tient en haleine sans répit et l'on trouve cela délicieux. Du grand art !

T.M. Logan : Holiday (Hugo Thriller, 440 p, 19,95 €)

Ça ne va pas plaire à tout le monde

Pesticides, additifs chimiques, émulsifiants, exhausteurs de goût, conservateurs, arômes artificiels, colorants, agents de textures, OGM, perturbateurs endocriniens, métaux lourds, tout cela dans nos assiettes ou notre environnement immédiat : que l'on soit encore vivant tient du miracle. Avons-nous affaire à l'obsolescence programmée du vivant ? L'insatiable voracité de certains à se faire de l'argent, quitte à pourrir et anéantir la planète entière, n'a pas de limite. Apocalypse now !

On planifie notre mise en bière tout de suite ? Pas de panique ! Nous avons à disposition une arme dissuasive qui a fait ses preuves : notre porte-monnaie. Ne jamais oublier que c'est David et sa fronde ridicule qui ont terrassé le géant Goliath puissamment armé.

Pour notre sauvegarde et celle des générations futures, deux combattantes de l'ombre, Sidonie Bonnec et Marie Drucker, se sont attelées à un patient travail de fourmi : d'abord faire un état des lieux de toutes les appellations mensongères et substances mortifères qui colonisent tout ce que nous consommons (ça donne froid dans le dos) ; puis s'adjoindre le concours de scientifiques et de chercheurs sérieux et intègres afin de répertorier méthodiquement toutes les alternatives naturelles et/ou biologiques pour vivre plus sainement, plus simplement, plus économiquement (mais, oui !) et protéger ainsi la biosphère.

Aucun domaine n'échappe à leur prospection rigoureuse : la nourriture, l'hygiène corporelle, la beauté, la maison, les enfants et même nos amis les bêtes. Un travail responsable et nuancé, avec noms et adresses des produits de remplacement, parce que tout le monde ne peut s'enorgueillir de posséder une licence de chimie pour débusquer les éléments cancérigènes dans la longue liste des ingrédients qui composent ce que nous utilisons quotidiennement. Et, cela ne gâte rien, avec un humour et une légèreté brillamment illustrés par les dessins drôlissimes  d'Anne Boudart.

Bravo les filles pour cet acte généreux. On vous dit tous merci !

Sidonie Bonnec et Marie Drucker : Naturel. Pour le meilleur et pour le reste (Fayard, 256 p, 22,50 €)

Le grand chambardement

Attachez vos ceintures : nous sommes entrés dans une zone de turbulences qui va beaucoup nous chahuter. En cause, et scientifiquement prouvés, la Terre qui tourne plus vite, les pôles magnétiques qui commencent à s'inverser et les nouvelles inventions technologiques (communications sans fil, pollution et autres) générés par l'homme et qui brouillent les fréquences sur lesquelles nous étions alignés depuis des siècles.

Ce changement vibratoire entraîne, pour chacun et à des degrés divers, des perturbations dans leur horloge interne, se manifestant par des maux de tête, des vertiges, des acouphènes, des troubles de la vision, de la fatigue chronique, de l'insomnie, des états dépressifs sans cause identifiable, et autres symptômes que les médecins ne peuvent imputer à aucun dérèglement physique visible.

Notre corps va devoir intégrer ces informations cosmiques et s'y adapter. Comment ? En acceptant d'évoluer et de modifier de façon durable nos façons de vivre coupables d'avoir coupé l'être de son âme, de la nature et des autres. Pour survivre au chaos qui se prépare, il va falloir se responsabiliser et se reprogrammer sur ces trois axes-là. "Écouter ses intuitions et travailler à les réaliser avec raison et méthode". Vaste et difficile programme ! Mais exaltante mission !

Heureusement, des Êtres de Lumière sont là pour nous guider et nous aider à traverser le gué, affirme Patricia Darré, qui se livre un état des lieux très éclairant sur ce qui nous a amenés à cette impasse.

Que l'on y adhère ou pas, ce livre très intéressant, troublant pour les uns, gênant pour les autres, ne va pas manquer de bousculer ou de désarçonner le lecteur. Un réveil un peu brutal de notre léthargie face aux catastrophes, qu'impassibles, nous avons laissé advenir ?

Patricia Darré : Survivre dans le tumulte (Michel Laffont, 238 p, 17,95 €)

La Sherlock Holmes du mot juste

Muriel Gilbert est une belle gourmande. De mots, d'expressions, de la richesse de notre langue. Si elle travaillait au 36 (quai des Orfèvres) elle se distinguerait comme profileuse, tant elle aime traquer et comprendre tout ce que le français, langue complexe aux multiples règles générant autant d'exceptions, comporte de bizarreries qui nous donnent tant de fil à retordre.

Avec elle, l'orthographe se mue en jeu de piste passionnant et la grammaire devient tout à coup d'une surprenante clarté, douée qu'elle est dans l'art de déjouer chausse-trapes, traquenards et autres pièges bien retors qui engluent nos stylos dès que l'on veut communiquer. Comprendre les évolutions du langage à travers les siècles devient ludique. Et l'on se plaît à étoffer notre vocabulaire pour cerner au plus juste le terme idoine qui traduira, dans sa merveilleuse précision et sa subtile résonance, l'étendue infinie de nos émotions. Un minutieux travail d'orfèvre amoureux de son œuvre.

Ses auditeurs (sur RTL) et ses lecteurs, dont le nombre va croissant, confirment la curiosité et l'intérêt grandissant de tous pour le fonctionnement de notre merveilleux outil de communication.

Grâce à la limpidité de ses explications, chacun désire en apprendre toujours davantage sur les anomalies d'une langue, qui s'est enrichie au cours des siècles d'apports étrangers précieux et se renouvelle continuellement au gré des inventions techniques, scientifiques et sociétales que le génie humain ne cesse de créer.

Petit clin d'œil à notre docteur es-sciences du langage, délicieusement drôle, dont le regard de lynx a été pris en défaut : p 120 (un équipe sportive), p 138 (dire que ce gens d'exploit) et p 152 (non, chère Muriel, la fable "Le Loup et l'Agneau" ne se termine pas, mais commence par "La raison du plus fort est toujours la meilleure").

C'est dire que je suis une lectrice assidue de vos ouvrages et attends le prochain qui devrait bientôt sortir des presses. Ô joie !

Muriel Gilbert : Encore plus de bonbons sur la langue (La Librairie Vuibert, 224 p, 17,90 €)

La saillie comme l'un des Beaux-arts


Scénariste préféré des Français, Michel Audiard a marqué de son empreinte le monde cinématographique de l'Hexagone. Presque tous les films auxquels il a collaboré (ou qu'il a réalisés) sont devenus cultes : des histoires bien ficelées, des répliques comme des balles traçantes, des acteurs fétiches promus au rang d'icônes... Et comme marque de fabrique la gouaille des faubourgs.

Talentueux, d'une grande culture littéraire qu'il camoufle sous des airs goguenards, il truffe ses dialogues de remarques acerbes et percutantes qui déclenchent les fous-rires de salles entières.

L'animal a pourtant ses zones d'ombre : pendant la guerre, il émarge dans un torchon collaborationniste, L'Appel, dans lequel il écrit ses premiers textes "teintés d'un fort antisémitisme", ce qui lui vaut d'être inquiété à la Libération. Cela lui inspira-t-il sa grande admiration, jamais démentie, pour le sulfureux Céline ? Et puis le drame de sa vie : la perte de son fils François, mort dans un accident de voiture, dont il ne se remettra jamais.

Très documenté, riche des fiches techniques de tous les films d'Audiard, abondamment illustré, truffé des meilleures répliques du maître, le livre de Philippe Lombard regorge d'anecdotes savoureuses. A consommer comme un café ristretto : à petites lampées.

Philippe Lombard : Michel Audiard. Le livre petit mais costaud (Hugo Images, 224 p, 19,95 €)

Michel Audiard ? Devenu célèbre comme faiseur de phrases percutantes qui font mouche et deviennent cultes, il reconnaît volontiers être un "voleur de répliques", qu'il glane partout : taxis, comptoirs de zinc, troquets, écrivains, poètes, tout est bon pourvu que cela apporte du relief à une situation ou à un personnage. "Je suis prêt à truquer le scénario et à inventer une scène qui rentrera comme elle peut pour dix grandes répliques". Il n'hésite pas à se parodier lui-même, replaçant ses trouvailles quasi à l'identique dans ses différents films, recyclant ses belles tirades d'un scénario à l'autre.

Amoureux inconditionnel de littérature, il se régale à ciseler bons mots et dialogues irrésistibles, traits d'esprit et boutades qu'il traque avec une patience d'ornithologue. Pas ou peu d'argot dans ses scénarios, mais un langage imagé qui happe le spectateur et le frappe à l'estomac. "J'aime assez le style. Je suis victime du style". Son œuvre entière en témoigne.

Philippe Lombard : Sous la casquette de Michel Audiard. Les secrets de ses grandes répliques (Dunod, 192 p, 16,90 €)

Ô vieillesse ennemie !

En Afrique, un vieux qui meurt est une bibliothèque qui brûle. Belle image que ce continent donne de ses anciens, qui occupent ainsi une place de choix dans la société et finissent leur existence dans la dignité et le respect du groupe.

En France (et sûrement ailleurs en Europe), c'est une plaie que l'on doit soustraire au regard des autres dans de nouvelles léproseries appelées EHPAD (cachez, sous cet acronyme, ce déshonneur que je ne saurais voir !). La récente pandémie de Covid-19 y a fait des ravages, exhibant aux yeux d'une population qui "regardait ailleurs" la monstrueuse réalité de ces mouroirs : abandon de parents par une progéniture ingrate et égoïste, souvent impatiente et avide de profiter avant l'heure d'un héritage lui permettant de jouir de l'existence sans grand effort.

L'histoire du livre de Marie Laborde commence par un dézingage en règle du mythe fallacieux du Prince charmant, incapable désormais de cacher ses monstrueuses pustules de crapaud visqueux derrière le masque de l'amoureux tendre et courtois. Au bûcher, Grimm, Andersen, Perrault et les autres ! Quel est le rapport ? Patience !

Momentanément installée à la Résidence Biarritz Bonheur, "sinistre dépotoir à vieilles carcasses", en vue d'assurer sa rééducation suite à une fracture du col du fémur, Alexandrine Dumas se lie avec deux autres pensionnaires, condamnées à perpétuité dans ce bagne d'un nouveau genre : la délicieuse Marie-Thérèse, qui va très bientôt souffler ses cent bougies, et Gisèle Grandpied, une vieille fille terriblement indiscrète qui se mêle de tout et que la perte de son chien Dagobert a fait basculer dans un perpétuel chagrin. Toutes trois sont animées pour différentes raisons par un désir de vengeance qui les fait se tenir debout.

A travers le plan machiavélique fomenté par nos trois mamies, l'auteur brosse de son humour caustique le portrait effrayant d'une institution où prisonniers et geôliers sont assignés à résidence en prenant perpète : les pensionnaires sont bousculés et martyrisés par un personnel mal formé, mal payé, et règlent des sommes fabuleuses (il faut bien que les actionnaires exultent) pour un hébergement carcéral et des repas qui relèvent plus de la gamelle pour chiens que de la cuisine-maison. "Ce type d'établissement, créé par la politique, la finance et l'architecture associées, est bâti dans une perspective de profits maximum. [...] On y relègue des vieux sans famille ou dont les familles ne veulent pas s'encombrer, on les nourrit à moindre coût, on s'en occupe à moindre coût, on les rend obéissants et on les laisse croupir dans l'ennui, la souffrance, l'angoisse et le désespoir."

Oubliés le respect, la bienveillance et la courtoisie. Peu à peu, ils perdent leur humanité, se désincarnent et sombrent dans une solitude et une déchéance totales, abandonnés par des familles indifférentes et insensibles, qui refusent de voir, à travers l'avilissement programmé de leurs proches, se profiler le destin qui sera le leur. Dépossédé de sa vieillesse, l'humain se voit aussi spolié de sa liberté, de sa dignité et de son statut d'adulte responsable, par "la France de l'argent roi, la France des énarques, la France du béton, la France de l'égoïsme, la France haineuse des réseaux sociaux..." Devenu totalement invisible. Criminelle infamie !

Un livre drôle, hilarant même parfois. Mais glaçant.

Marie Laborde : Si belle en ce mouroir (Editions François Bourin, 272 p, 19 €)

Héros anonymes

Ce livre vient à point pour nous conforter dans l'idée que, même dans les situations les plus désespérées, des gens de l'ombre se lèvent pour combattre le malheur et faire preuve d'une belle humanité. Et qu'à côté de la fange dans laquelle beaucoup se vautrent, d'autres résistent, vent debout, pour écouter leur conscience et faire triompher les valeurs d'altruisme, de générosité, de bienveillance et de tolérance.

Grâce à un patient travail de recherches, l'auteur a réuni des dizaines de témoignages de tous les pays d'Europe et d'Amérique du Nord auprès d'hommes et de femmes qui se sont illustrés, même et surtout dans l'anonymat, durant la Deuxième Guerre mondiale et ont porté haut les valeurs d'entraide et de solidarité, parfois même envers l'ennemi.

Histoires d'amitié, d'empathie et d'amour, courtes mais percutantes, pleines d'humour, souvent cocasses, dénuées de haine ou de désir de vengeance, comme autant d'éclats qui ravivent la foi en l'humain : une fraternité qui porte à l'optimisme.

La plus petite chandelle à la flamme vacillante parviendra toujours à éloigner les ténèbres et réchauffer la main qui s'en approche.

Alain Stanké : Les belles histoires d'une sale guerre. Ces héros (extra)ordinaires de la Seconde Guerre mondiale (Hugo*Doc, 254 p, 17,95 €)

L'enfer du décor

Quelles réelles attentes, pour les souscripteurs, se cachent derrière toute inscription à un centre de bien-être ? Bien-être : mot-valise où l'on entasse pêle-mêle, au hasard de ses manques, amaigrissement, estime de soi, détoxification physique et/ou mentale, image sublimée... pour, au final, devenir soi, oser être soi, soi en mieux, débarrassé de toutes les scories de son parcours, plus léger, plus heureux. Comme neuf !

Neuf. C'est le nombre de participants qui ont signé pour une cure de dix jours dans la sublime station thermale de Tranquillum House : Frances, auteure à succès de romans à l'eau de rose qui, à la cinquantaine pourtant pétulante, voit sa carrière en perte de vitesse et sa vie sentimentale qui vire au fiasco; Tony, footballeur idolâtré dans sa jeunesse que la maturité empâte et empêtre; Lars, beau comme un dieu mais gay refusant à son partenaire l'arrivée d'un enfant; Carmel, mère de quatre adorables fillettes, abandonnée par son mari pour une autre femme; Ben et Jessica, jeune couple de la classe moyenne que les hasards heureux d'un billet de loterie a rendu richissimes, mais dont les goûts trahissent les nouveaux riches : lui adulant sa Lamborghini, elle assurant la fortune des chirurgiens esthétiques; et enfin la famille Marconi, le père, la mère et la jeune Zoé, dont le fonctionnement paraît tellement "normal". Des personnalités aux antipodes les unes des autres dont les chemins n'auraient jamais dû se croiser.

Et puis la sublime Masha, maîtresse des lieux, qui promet à ses résidents qu'à l'issue de cette cure ils seront métamorphosés, enfin délivrés de toutes leurs entraves au bonheur : "Quand vous quitterez Tranquillum House, vous vous sentirez plus heureux, plus sains, plus légers, plus libres".

On ne cesse de le répéter : l'enfer est toujours pavé de bonnes intentions. Le travail de lâcher-prise nécessite des efforts, des renoncements, des sacrifices. Pour se déprendre de ses mauvaises habitudes, le jeûne, la privation de liberté et l'isolement s'invitent au programme. Et c'est à ce moment-là que tout dérape et que le rêve vire au cauchemar.

Liane Moriarty conduit de main de maître un récit haletant qui va crescendo jusqu'à l'éclatement final.

Une belle surprise littéraire !

Liane Moriarty : Neuf parfaits étrangers (Albin Michel, 512 p, 22,90 €)

La fin et les moyens

On ne se méfie jamais assez des amours ancillaires. Et encore moins - à tort - de leur descendance : de véritables grenades dégoupillées qui vous pètent à la gueule quelques générations plus tard.

Blanche, par exemple : à califourchon sur la branche faisandée de l'arbre généalogique de l'illustre famille de Rigny, bourgeois cossus que les aléas de l'histoire ont enrichis dès le XIXe siècle. Et qui n'a reçu pour tout héritage qu'un nom prestigieux et un sens aigu de l'à-propos. Tête brûlée en perpétuelle rébellion, elle a vu le jour sur un confetti paumé de la mer d'Iroise. Pour pourrir la vie de son vieux, elle n'a rien trouvé de mieux à l'adolescence que de se balancer en voiture du haut d'une falaise. Elle aurait pu y perdre la vie, elle y a gagné deux orthèses et autant de béquilles, qui lui donnent une démarche évoquant "le tangage paresseux d'un voilier sur une mer scintillante de soleil". Avec Juliette, sa petite fille de dix ans, fruit des amours d'un soir et Hildegarde, sa meilleure pote, atteinte du syndrome de Marfan qui la fait ressembler à un poireau monté en graine (pas mal elle aussi dans le genre space), elles forment un trio qui va secouer le cocotier.

Par quel miracle est-elle inscrite dans le lignage des de Rigny ? Par la divine loi qui au XIXe siècle autorisait les riches à acheter des pauvres pour servir de chair à canon à leur place. Pour rétablir un semblant d'égalité dans ce monde inique, Blanche décide d'élaguer les rameaux pourris d'une parentèle qui l'empêche d'atteindre le sommet et s'attèle à l'élimination méthodique des héritiers. Un patient travail de sape pour enfin arriver à la première place dans l'ordre de succession.

Et c'est là qu'on se régale. Joyeusement immorale, délicieusement perverse (mais pour la bonne cause), insolente et irrespectueuse à souhait, l'histoire caracole dans le politiquement incorrect sans le moindre remord. Un livre d'autant plus drôle que l'auteur trempe sa plume dans l'encre noire de l'ironie et du sarcasme, raillant - allegro fortissimo ! - toute la bienpensance d'une classe sociale, qui méprise et exploite grâce au silence complice d'un monde politique corrompu, les petits, les sans grade, les besogneux, sans lesquels elle ne pourrait exister. Dans un style incisif et caustique, qui tape au ventre.

Avocate pénaliste, Hannelore Cayre se livre ici à un plaidoyer virulent contre le "toujours plus" névrotique d'une petite caste avide, bouffie de condescendance et de morgue, qui n'hésite pas à détruire pourvu que cela lui rapporte beaucoup d'argent et assoit son pouvoir. Avec, en toile de fond et dans la bouche de son héroïne, un réquisitoire musclé sur la veulerie de gouvernants, "quels qu'ils soient" qui privilégieront toujours "la satisfaction immédiate des masses pour être réélus et jamais ne proposeraient un autre modèle de société".

Hilarant et jouissif !

Hannelore Cayre : Richesse oblige (Métailié, 224 p, 18 €)

Humour noir

Exceptés leur couleur de peau et un passé d'esclaves ou de colonisés, les populations que l'on désigne sous le terme générique de Noirs, n'ont pas grand-chose en commun, selon qu'elles vivent en Afrique, dans les Caraïbes ou sur le continent américain. "C'est l'espace vécu qui, plus que tout autre élément - histoire, origine lointaine, etc. - modèle les identités, les cultures".

En témoigne le livre de Gaston Kelman qui, en répertoriant les formes foisonnantes de l'humour noir, martèle son "crédo sur la non-existence d'une ethnie noire homogène qui établirait une fraternité entre tous les individus plus ou moins négroïdes à travers le monde".

L'auteur livre dans cet ouvrage, déjà paru depuis un long moment, l'étendue et la diversité de cet humour noir. Chaque pays du continent africain ou des Antilles s'est forgé le sien, chacun se permettant de mettre en boîte l'autre, le frère. Comme les Français et les Belges ou les Suisses. Et l'on découvre, émerveillés, la multiplicité et la richesse de ces cultures qui manient aussi bien la dérision, la finesse d'esprit, l'ironie, la verve et la distanciation que les "Blancs" qui se sont érigés en modèles. Belle universalité.

Se moquer de soi est une forme évoluée de sagesse, de maturité et d'intelligence. Un petit exemple de la taquinerie espiègle de ce continent qui sait si bien se prendre pour cible :

"Un Blanc essaie de chambrer un copain noir.

- Vraiment, on peut dire que vous, les Noirs, vous descendez du singe.

- Cela ne m'aurait pas gêné outre mesure. Mais la place était déjà prise, lui répond le Noir.

- Par qui donc ? demande le Blanc.

- Mais par vous ! Regarde : vous avez le poil raide, et certains spécimens de Blancs en ont même partout. Vos oreilles sont de vraies soupapes de gorille ! Et vos yeux pâles comme ceux des mandrills. Sans parler de ce petit nez tout mignon et de votre cul qui est aussi rose que celui d'un chimpanzé. On peut dire que la synthèse est bien réussie."

La réponse du berger à la bergère.

Gaston Kelman : La bible de l'humour noir (Michel Lafon, 352 p, 18,50 €)

Les très riches heures du continent noir

Une gageure que d'enfermer le bouillonnement culturel et la disparité historique de l'Afrique dans les vingt-six petites lettres de l'alphabet. C'est pourtant le défi qu'ont tenté de relever, d'une plume élégante, Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi, à la manière d'un dictionnaire amoureux, coloré de leurs souvenirs d'enfance et de leurs expériences d'adultes.

Pour changer notre vision de ce continent il faut adopter une autre grille de lecture que celle imposée par notre double culture judéo-chrétienne et gréco-latine. Apparaît alors une autre perception de la richesse de cette Afrique méconnue et de son apport colossal à l'humanité. "Il faut bien concevoir la négritude comme un humanisme. Au bout du particularisme, on aboutit à l'universel".

Par une salutaire remise des pendules à l'heure, l'on découvre les conséquences d'un colonialisme jacobin qui imposait un développement et une représentation du monde non adaptés aux populations locales. Pourtant, point d'esprit revanchard ni de rancœur stérile dans la rédaction de cet ouvrage, dont la vocation est d'intégrer "la part d'imaginaire [des Africains] dans le grand concert des civilisations". En portant à notre connaissance l'étonnante diversité de langues, de littératures et des multiples conceptions du monde, ce dictionnaire fait craquer le cadre, devenu étroit à l'heure de la mondialisation, de notre représentation de l'univers. "Les hommes doivent mettre l'accent non plus sur ce qui les sépare, mais sur ce qu'ils ont en commun, dans le respect de l'identité de chacun. La rencontre et l'écoute de l'autre est toujours plus enrichissante, même pour l'épanouissement de sa propre identité." (Amadou Hampâté Bâ : Lettre à la jeunesse)

Nous découvrons avec délices des auteurs, une sagesse, une attention à la terre et à l'humain ainsi qu'une vision originale du fonctionnement communautaire, qui semblent avoir déserté nos contrées, ballotées dans les affres d'une mondialisation sauvage. Apparaissent alors des savoirs et des traditions séculaires, autrefois véhiculés de village en village par le magnifique talent du griot. "Je suis un diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l'ombre des baobabs" dira Amadou Hampâté Bâ qui, comme beaucoup des siens, sera fier de "descendre d'une terre ancestrale puissante et mythique".

Bien sûr l'ouvrage ne saurait être exhaustif et les auteurs nous annoncent déjà un deuxième tome. Pouvons-nous leur suggérer d'y inclure la magnifique Joséphine Baker, Wangari Maathai, prix Nobel de la paix et initiatrice du reboisement du Kenya ou le Gabonais Janis Otsiemi qui, dans ses polars déjantés, culbute et engrosse joyeusement une langue française qui commençait à se languir d'ennui dans le corset codifié de l'Académie et se retrouve toute ébaubie et joyeuse par un si vivifiant déferlement de trouvailles et d'images.

Un sacré voyage et un formidable dépaysement !

Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi : Dictionnaire enjoué des cultures africaines (Fayard, 344 p, 20 €)

Réparer l'humain

Anna revient dans sa Bretagne natale. En miettes. Eduardo, l'amour de sa vie qu'elle avait suivi en Argentine et dont elle attend un enfant, s'est fait tuer par un chauffard.

Gabriel et Ervann : deux très jeunes frères, physiquement blessés par un père violent qui a tué leur mère de coups, sont devenus deux adultes réparés (apparemment) par un couple aimant, qui les a adoptés et choyés et grâce à la prévenance desquels ils sont sortis (vraiment ?) de l'enfer.


Et autour d'eux, comme un cocon réparateur et joyeux, familles et amis tissent un cordon sanitaire pour leur sortir la tête hors de l'eau. Tout ce beau monde travaille dans le milieu hospitalier ou y sont apparentés de diverses manières. "Des destins se croisent et se lient. Ce n'est pas une histoire de choix, d'envie, de caprice... Non, c'est autre chose : une nécessité !"

Les romans de Sophie Tal Men sont toujours bâties sur le même schéma : deux êtres cabossés par la vie se rencontrent par hasard  en Bretagne et s'attirent à leur corps défendant. Ne voulant surtout pas se laisser prendre au piège d'un bonheur qu'ils ne s'autorisent pas, ils luttent contre cette irrésistible attraction, avant de s'apprivoiser et se reconstruire mutuellement. Tout un cheminement qui les amène à vivre un amour total et complémentaire, chacun devenant l'ancrage de l'autre. Avec pour personnage secondaire, un environnement constitué de bonnes fées pleines d'amour et de complicité qui vont œuvrer, telles de patientes araignées tissant leur toile, à leur rapprochement. Le décor ? Toujours le même, la Bretagne si chaleureuse qui n'a jamais perdu le sens des valeurs et de l'entraide. Et à la fin de l'ouvrage, la recette des gâteaux et autres plats typiques dont l'auteur émaille son récit.

C'est si simple, le bonheur. Chez Sophie Tal Men.

Sophie Tal Men : Va où le vent te berce (Albin Michel, 304 p, 18,90 €)

Résilience

A priori, ce sont de sacrées Carabosses qui se sont penchées sur le berceau de Myriam. Naître dans une riche famille suisse très catholique, qui élève ses enfants à la schlague parce qu'elle veut imposer sa supériorité méprisante à tous ceux qui ne sont pas de sa caste, constitue un manque de bol notoire quand on possède une volonté farouche d'être libre et une inextinguible soif de vivre chevillées au corps. Y ajouter une santé précaire et un syndrome d'Ehlers-Danlos occasionnant entorses à répétition, douleurs insupportables et fatigue chronique, ça fait tache sur le blason. Avec de tels parents, la tendresse ne sera jamais au rendez-vous. La maltraitance, si !

C'est là que de bonnes fées vont croiser la route de cette attachante et intelligente jeune fille, lui permettant de réaliser ses rêves fous, malgré les conseils de prudence et les interdictions du corps médical. "Ma vie relève de ma responsabilité." Grâce au sport et à de magnifiques rencontres qui jalonnent son parcours et lui prodiguent un soutien et un amour sans failles, Myriam va se forger une volonté de fer et une endurance à toute épreuve pour vaincre et dépasser ce que la maladie lui impose de limites. Rien ne la freine. Malgré les souffrances atroces, malgré les embûches, malgré les moments de découragements et la tentation, parfois, du renoncement. "L'échec n'est pas une fatalité, mais un moyen de progresser."

Vaincre l'adversité et, envers et contre tout, vivre dans la joie. Pour connaître, enfin, la paix.

Une belle leçon de sagesse. Et de vie. A méditer pour relativiser nos petits bobos.

Myriam : Itinéraire d'une survivante (Favre, 276 p, 18 €)

Nettoyage à sec




Etre le capitaine d'un chalutier baptisé Mort à crédit et avoir pour second une nana sortie de nulle part prénommée la Murène, ça sent tout de suite les embrouilles. Bon en même temps, quand personne ne se bouscule pour le poste, on ne fait pas le difficile. D'autant que la souris est compétente, dure à la tâche et ne la ramène pas. Chacun trimballant son lot de problèmes à régler et de vengeances à assouvir, ils vont mutuellement s'entraider.

Dans la vie, avant de continuer sa route, il faut apurer les dettes et solder les comptes. Et comme on n'est pas entre gentlemen, ça se fait parfois dans la violence. On regrette mais on n'est pas chez les bisounours, le fair-play n'est pas inscrit au programme. Et le curetage va être à la hauteur des préjudices commis.

Ce qui harponne d'emblée dans ce livre, c'est le style : Pascal Thiriet écrit comme il parle, avec ironie, détachement et une âpreté tempérée par des formules fleuries. Quoiqu'il arrive, le narrateur ne se départit jamais de son flegme. Reposant. Et même s'il prend son temps pour planter le décor et installer l'intrigue, on est happé par le récit et les personnages qui, très vite, prennent de l'épaisseur. C'est vivant, pas compliqué, tout en ne ménageant pas son lot de surprises. Sur fond de règlement de comptes, une histoire d'amour et d'amitié.

Pascal Thiriet : Sois gentil, tue-le (Jigal, 152 p, 17 €)

Prophète Elie versus Krishna

Les familles juives d'Ahmedabad ont toujours vécues en paix avec leurs voisins hindous, musulmans, parsis et chrétiens. Jusqu'aux émeutes qui opposèrent en 2002 hindous et musulmans. Victimes collatérales (les émeutiers indiens ont pris les juifs - également circoncis - pour des adorateurs du Prophète), elles décident de se transporter dans un quartier plus calme et plus sûr. Les voilà toutes réunies dans cette Résidence "Shalom India", construite exclusivement pour les juifs par Ezra, entrepreneur et président de la communauté juive de la ville.

Le dénominateur commun de cette tribu disparate ? Le prophète Elie, Eliyahu Hannabi, auquel on se doit de réserver une place le soir de la Pâque juive et qui entre, invisible mais bien présent, goûter le vin consacré versé dans le verre qui lui est destiné. Un sacré farceur ce prophète, très porté sur la Dive bouteille et qui n'exauce les vœux de ses hôtes que lorsque le breuvage est à son goût. Car il peut se mettre facilement en rogne quand on lui sert de la bibine.

Esther David brosse ici une chronique savoureuse de ces familles aussi indiennes que juives, "jamais vraiment chez [elles] en Inde, ni en Israël, ni nulle part ailleurs", dernières survivantes ballotées sur cette nouvelle Arche de Noé de "Shalom India", et auxquelles on s'attache immédiatement.

Un petit regret cependant : l'absence de lexique pour expliquer aux Européens que nous sommes ce que sont le dupatta, le sindoor, la malida, le salwar kameez, le shuridar et autres kurtas. Mais cela n'ôte rien au plaisir de partager les aventures de cette communauté particulière, l'une des rares à vivre encore en Inde.

Esther David : Shalom India résidence (éditions Héloïse d'Ormesson, 304 p, 20 €)

Justice perverse (histoire vraie)

Géorgie, Etats-Unis. Août 1915, dans ce Sud profond et esclavagiste qui n'a toujours pas digéré la victoire des Yankees du Nord. Des hommes cagoulés forcent les portes de la prison de Milledgville pour en sortir un homme et le pendre haut et court dans la forêt.Cet homme, c'est Leo Frank, patron d'une fabrique de crayons. Juif. Ce qu'on lui reproche ? D'avoir assassiné l'une de ses jeunes employées Mary Phagan après l'avoir violée. L'autre suspect de l'affaire est un Noir, Jim Conley, alcoolique, menteur, violent. Suprémacistes blancs contre les juifs et les Noirs ? Ou plutôt, dans ce Sud laminé par la pauvreté, sordides règlements de compte de la part de tous ceux qui se sentent floués par un capitalisme naissant venu du Nord qui les a laissés sur le bas-côté. De la part également de leurs compatriotes du Sud qui les exploitent et les paupérisent et trouvent là une magnifique occasion de détourner la colère du peuple contre un bouc émissaire fabriqué de toutes pièces.

Bristol, Virginie. Mars 1982. Alonzo Mann, 14 ans à l'époque des faits, qui travaillait dans l'usine de Léo Frank. Sachant sa fin proche, il décide de convoquer deux journalistes du Tennessean pour enfin divulguer toute la vérité sur cette affaire Dreyfus américaine.

Le déballage est édifiant : parodie de justice initiée par un procureur général qui veut assurer sa réélection, presse avide de sensationnel créant dans la surenchère un climat hystérique, antisémitisme viscéral, anonymes prompts à raconter n'importe quoi pour un "petit quart d'heure de célébrité"... Et la foule hurlante, déchaînée, chauffée à blanc, qui trouve dans la haine et les vociférations un exutoire à ses rancœurs, ses échecs, sa misère, sa vie ratée.

Parmi les lyncheurs : un ancien gouverneur, un juge, un député, le maire de Marietta, un procureur, un avocat, un shérif... que du beau monde.

Cette BD coup de poing, qui reproduit magnifiquement les minutes du procès de Leo Frank, révèle dans sa construction rigoureuse comment la justice peut déraper et se laisser dépasser, voire dévoyer, par un climat délétère qui l'envoie se fracasser contre un mur de la honte dont personne ne se sent responsable.

2020 : la bête immonde bouge encore et reprend de la vigueur. Aux Etats-Unis comme ailleurs. Avec la même toile de fond : situation économique qui se dégrade dangereusement et menace de s'écrouler, entraînant pauvreté, misère et guerres; démocratie battue en brèche qui vacille sur ses bases; réseaux sociaux hystériques et haineux qui condamnent et lynchent sans vergogne, au mépris de toute probité et impartialité...

L'Histoire ne nous apprendra donc jamais rien ? Serons-nous toujours aussi incapables d'en tirer les leçons ?

Xavier Bétaucourt (auteur), Olivier Perret (illustrations) : Ils ont tué Leo Frank (Steinkis, 112 p, 18 €)

Le chant du violoncelle

Violoncelliste, Claire Oppert joue pour les "autistes profonds, résidents d'EHPAD, patients déments, malades douloureux et en fin de vie". Pas un public facile. Un jour, dans la chambre de Mme Kessler, qui chaque fois crie et tente de mordre les infirmières venues lui changer le pansement de sa plaie purulente, elle interprète de son archet caressant l'andante du Trio op. 100 de Schubert. Aussitôt la malade se détend, se laisse faire et ébauche un sourire au grand étonnement du personnel soignant qui baptise aussitôt ce prodige de "pansement Schubert".

Ce miracle va se répéter à l'infini. Une connexion entre patients et artiste s'établit, une reconnaissance mutuelle s'instaure. Le regard s'anime, un geste s'ébauche, un souvenir lointain pointe de la mémoire défaillante, ancrant, l'espace d'un instant, les personnes dans un réel apaisé. "La voix du violoncelle appelle [les] souvenirs, un à un. Ils surgissent [...] et remontent à la surface comme des bulles de savon couleur arc-en-ciel". Comme si les discordances du corps se réaccordaient au contact de la beauté et de l'harmonie universelles. "La maladie grave est une expérience de délogement de soi. Elle assaille le corps, enchaîne les pertes successives. Elle conteste à la personne son pouvoir d'agir sur elle-même. Elle la laisse dépourvue, étrangère à elle-même, sans demeure stable et identifiée".

Du fond de leur nuit, ces êtres déjà en partance pour l'autre rive, oublient leurs souffrances et renouent avec leur part immortelle de joie, de lumière et de plénitude. Un bref instant d'éternité éclos par la seule grâce de la musique.

Musique-prière, musique-communion, musique-poésie, qui trace son chemin à travers la pesanteur d'un organisme pour toucher au plus profond de l'âme et entre en résonance avec le plus inaltérable en soi : le sens du divin. Et rappelle, ne fût-ce que fugacement, le goût de vivre. "Devant le non dicible et l'insupportable, la musique relie au sens de la vie".

Contrairement à ce que le sujet traité pourrait laisser croire, le livre de Claire Oppert est joyeux et plein de vie grâce aux merveilleux moments d'échanges et ce lumineux don de soi, d'une générosité rare, de la part de l'auteur.

"Sans la musique, la vie serait une erreur". Friedrich Nietzsche avait tout compris.

Claire Oppert : Le pansement Schubert (Denoël, 250 p, 16 €)

Sabbat Mater

Un livre étrange, comme son sujet. Diane, mère de famille veuve, trouve la mort dans un accident de voiture. Pas n'importe quelle mère de famille : une guérisseuse, qu'en d'autres temps l'Eglise, jalouse de son pouvoir et de ses prérogatives sur les populations, aurait condamné au bûcher pour sorcellerie.

Soann, la fille cadette, qui par une transmission matrilinéaire a hérité de sa mère et de ses deux grands-mères ce fameux "don", n'en démord pas : Diane a volontairement été assassinée. Personne n'y croit, à commencer par sa meilleure amie. Qui peut en vouloir à une femme aussi gentille, dévouée aux autres, qui soulage les maux de tout le village ? Mais Diane, qui par les mots a le pouvoir de façonner le réel, est-elle aussi lisse qu'elle le paraît ? Quelle malédiction semble peser sur elle et les siens ?

Sur fond de rituels de magie noire, émergent progressivement de sombres secrets de famille, où les haines recuites le disputent à la jalousie, où les règlements de comptes s'opèrent dans le silence de la nuit.

Avec ses légendes venues du fond des âges, empruntées parfois au cycle arthurien, où mondes invisible et visible se côtoient, la forêt de Paimpont, rebaptisée Brocéliande pour de lucratifs besoins touristiques, sert de cadre à ce polar fantastique aux deux sens du terme : envoûtant et prodigieux.

Dans ce livre puissant, l'auteur bâtit une intrigue construite comme un puzzle qui, peu à peu, éclaire le tortueux cheminement que suit l'histoire dont le dénouement ne se révèle que lorsque la dernière pièce est mise en place.

Haletant.

Stéphanie Janicot : Le réveil des sorcières (Albin Michel, 336 p, 19,90 €)

ÇA PASSERA. AVEC LE TEMPS ?

C'est bien connu, le vide attire le plein. Inutile donc de s'affoler quand notre vie ressemble à une mue de crabe. C'est ce qui arrive à Eddie, orpheline depuis l'adolescence (ses parents se sont suicidés le jour de ses seize ans), quand elle hérite, d'un parent italien dont elle ignorait l'existence, d'une ferme en ruines en Emilie-Romagne. Elle qui n'avait aucun terreau où ancrer les racines de son arbre généalogique, la voilà affublée d'un arrière-grand oncle et d'un castello, où elle se sent chez elle.

Comme le deuxième rail d'une parallèle, voici Joseph Mandrain au nom prédestiné, gamin des rues chapardeur, qui a pour modèle et idole Arsène Lupin gentleman-cambrioleur, et qui à dix ans tombe fou amoureux d'une inconnue plus âgée que lui, croisée dans le Montmartre des gavroches. Ebloui, il décide qu'elle sera la femme de sa vie. L'un a des rêves plein les mirettes, l'autre s'est embastillée dans une chape d'invisibilité, une forteresse inexpugnable que rien, ni malheur ni bonheur, ne peut fissurer. "L'esprit frappé de solitude est un gouffre".

Mais le destin, qui adore chahuter les existences toutes tracées, va s'en donner à cœur joie avec ces deux là et se transformer en luciole trouant l'obscurité, en masse compacte de photons qui repoussent les ténèbres. Lumière intense qui laisse à jamais le cœur illuminé d'un scintillement d'étoiles.

Leurs histoires s'enroulent, chapitre après chapitre, comme les deux serpents d'un caducée destinés à se rejoindre au sommet. Peu à peu, Eddie se prend à croire à la possibilité du bonheur, dans une Italie conçue pour le rire, le chant et les danses, la gastronomie et l'or de la vigne. Joseph, dit Jo ou Djo voit son rêve se concrétiser doucement. C'est qu'il y met tout son cœur, toute sa volonté et toute son imagination, le bougre.

Mais quand les dieux veulent votre perte, ils exaucent vos prières...

L'amour sera-t-il plus fort que tout ? On aimerait tant y croire.

"Ne pas abandonner ses rêves, ne jamais laisser une situation inachevée si l'on a la possibilité d'aboutir." Le début de la sagesse.

Nathalie Hug : Comme un enchantement (Calmann-Lévy, 387 p, 19,90 €)

La onzième plaie d'Égypte 


L'ex de notre Jules ? Un caillou dans la chaussure. Tenace comme une fluxion. Pot de sécotine qui englue notre toute nouvelle histoire d'amour. A priori, aucun remède pour venir à bout de cet Ebola qui détruit la plus solide des relations.

Sauf...

Une patiente stratégie bien rodée, un plan de campagne à mettre minutieusement au point, avec détection des forces en présence, repérage des ennemis, recensement des alliés, vérification de l'état des troupes, pointage des atouts dans sa manche : une préparation minutieuse et quasi militaire. Tous les coups sont permis, mais doivent être perpétrés en toute légalité (il ne manquerait plus que ça qu'on passe derrière les barreaux à cause de ces p...). Ce qui ne les dispense pas d'être tordus, mesquins, retors, d'une méchanceté crasse. La fin justifie les moyens, seul le résultat compte. Et tant pis si notre belle image en prend un coup dans l'aile. Notre bonheur, notre tranquillité et notre joie de vivre sont à ce prix.

Cette BD répertorie toutes les figures d'ex, avec un humour jubilatoire parce que vengeur : la parfaite, le boulet, la légitime, l'homme (pour les homosexuelles), la (trop) chère disparue.

Sous des allures légères et rigolotes apparaît le vrai problème : pourquoi, alors que nous avons été choisies par Jules pour partager sa vie, nous sentons-nous si peu légitimes, si peu à la hauteur des précédentes ? Resurgissent alors les vieux complexes et les problèmes d'estime de soi. Pour les empêcher de triompher, l'urgence est au bilan de compétences. Et l'on s'apercevra alors que le résultat est globalement positif, malgré une situation fertile en pièges et traquenards. A nous de nous en convaincre.

Pour Jules, c'est déjà fait.

Maxime Poisot (auteur), Emmanuelle Teyras (illustratrice) : Comment dégager l'ex de son mec définitivement (Marabout, coll. Marabulles, 96 p, 10 €)

Grandeur et servitudes de la vie rurale

Parisienne jusqu'au bout des ongles, fêtarde patentée, une vie citadine engrammée dans l'ADN depuis le berceau, Stéphanie Maubé est loin d'imaginer que le hasard qui l'a fait gagner un séjour d'une semaine dans un gîte du Cotentin va la propulser sur un chemin qu'elle n'imaginait même pas pouvoir exister : celui d'éleveuse de moutons. La vie réserve parfois de ces entourloupes...

Son coup de foudre pour l'espèce ovine lui fait brusquement changer de trajectoire. Surtout ne pas l'imaginer en Marie-Antoinette dans sa bergerie d'opérette. Stéphanie, qui a pourtant la tête sur les épaules, va prendre de plein fouet la dureté du monde agricole, les haines paysannes tenaces, les coups bas les plus tordus, la mauvaise foi des autorités, l'âpreté des conditions de travail, la solitude, la précarité financière et la jungle ubuesque des règlements multiples et contradictoires pondus par des technocrates urbains qui ignorent tout du terrain, de l'attribution de quotas à la répartition des sols où faire brouter les troupeaux.

Cet ouvrage n'est pas une fiction, mais une analyse sociologique alarmante des multiples dysfonctionnements qui détruisent le monde agricole. Et avec lui, la société toute entière. C'est au consommateur de faire bouger les lignes et d'imposer un retour à une agriculture saine, sans engrais chimiques ni pesticides, en symbiose avec la nature et dans le respect du cycle des saisons. Il y a urgence !

Un livre que tous les décisionnaires concernés, bien au chaud dans leurs bureaux, devraient lire pour changer efficacement les choses. Avec la disparition du monde paysan, c'est celle de l'homme qui est en marche.

Yves Deloison, Stéphanie Maubé : Il était une bergère (Le Rouergue, 249 p, 18,80 €)

CHAOS FERTILE

La panne sèche. Le trou noir de la page blanche. Pour chacune de ses œuvres, un artiste, quel qu'il soit, pose ses tripes sur son support de prédilection. Et après ? Plus rien ! Et il faut en vivre des expériences, surtout douloureuses, en tout cas dérangeantes, pour avoir de nouveau du grain à moudre. Dieu a-t-il eu semblables interrogations, a-t-Il éprouvé Lui aussi ce sentiment abyssal de vide avant de s'attaquer à sa Création ? Est-ce pour fuir cette angoissante vacuité, ce sinistre ennui qu'Il a créé l'univers ?


Tel est le préoccupant dilemme auquel se trouve confronté, à sa modeste échelle, Manu Larcenet : le pinceau aride, le crayon stérile, de pleines poubelles de papiers froissés. Difficile, après avoir été un bédéiste adulé par la presse, d'admettre sa finitude.

Quand une phrase du grand Nietzsche produit une étincelle dans sa nuit : "Il faut avoir du chaos en soi pour produire une étoile qui danse". Et du chaos, il en a de pleins silos dans la tête. Rebondissant d'"idée du siècle" en "idée du siècle", il s'enfonce progressivement dans la dépression.

Manu Larcenet a le chaos étonnamment productif puisqu'il transforme cette étape cruciale de sa vie en une BD où l'humour noir le dispute au désespoir. Beaucoup se reconnaîtront dans ce cocktail explosif.

L'auteur nous promet une suite. On a hâte.

Manu Larcenet : Thérapie de groupe. T1 L'étoile qui danse (Dargaud, 56 p, 14,99 €)

Vagabondage marxien

Après une tournée très réussie en Union soviétique, Harpo, le plus lunaire des frères Marx, décide de ne pas reprendre tout de suite au Havre le transatlantique qui doit le ramener en Amérique.

Une petite fugue dans le sud de la France avant de rentrer au bercail ? Mais tout ne se passe pas comme il l'avait prévu. Pour des raisons inconnues, sa voiture de location quitte la route et fait plusieurs tonneaux avant de s'immobiliser dans un champ. Il s'en sort indemne mais complètement amnésique. Traumatisme qui ne le dérange pas plus que cela puisqu'il le plonge dans un état bienheureux quasi amniotique. Il ne s'est jamais senti aussi vivant.

Après quelques jours d'errance dans la France profonde à chaparder de quoi vivre - "être ici ou ailleurs, qu'importe" - il rencontre Deshormes, un bourru au grand cœur qui prend sous son aile ce doux muet passablement amoché, le sourire perpétuellement accroché à sa face de Pierrot gentil. Loin de l'univers cinématographique, ce sauveur occasionnel n'a pas reconnu cette légendaire célébrité qui, délivrée malgré elle de toute attache, coule des jours heureux dans les pas de son protecteur. "Les décisions les plus importantes, celles qui engagent la vie toute entière, se prennent dans une absolue légèreté".

De l'autre côté de l'Atlantique, famille, amis et producteurs s'affolent de l'absence et du silence d'Harpo. Que lui est-il arrivé entre Moscou et le Havre ?

Ce livre est un ovni surgissant dans le ciel littéraire déjà encombré de cette nouvelle année. Mais quelle  pépite ! Une histoire originale, servie par un style fluide très particulier, tout de poésie, de grâce et d'humour subtil, qui s'insinue agréablement comme une musique douce dans l'univers du lecteur. Un récit émaillé çà et là de pensées pertinentes sur le cheminement parfois surprenant de la vie qui nous oblige, quelquefois, à une improvisation loufoque déviant le cours de notre destin.

Cette parenthèse dans la vie d'Harpo a-t-elle vraiment existé ? L'auteur avoue lui-même qu'il aime "cette poussière de réalité qui tendrement vient se poser sur la fiction". A chacun de poursuivre son rêve...

Fabio Viscogliosi : Harpo (Actes Sud, 176 p, 18 €)


2019

La BD en folie

Ces cinglés de l'Olympe (et autre histoires grecques)

On attendait depuis 2017 la suite de l'histoire de ces détraqués qui, au ciel comme sur terre, ont peuplé l'Antiquité grecque (et les époques suivantes) de leurs aventures foutraques. Et l'on n'est pas déçu !

Comme toujours, les auteurs excellent dans la distorsion hilarante. Dans cette revisitation de la mythologie, Jul délire joyeusement du pinceau, apportant un regard décalé aux pertinentes analyses de Pépin démontrant ironiquement l'actualité de ces récits qui n'ont pas pris une ride. Le placage désopilant et réussi de ces légendes sur notre époque prouve si besoin était que, malgré des avancées techniques et scientifiques phénoménales, les humains, fidèles miroirs des dieux, persistent à ne pas changer un iota de leurs comportements et perversions.

Faudra-t-il vraiment attendre encore trois ans pour se régaler avec le tome 3 ?

Jul (dessins), Charles Pépin (textes) : 50 nuances de Grecs (tome 2). Encyclopédie des mythes et des mythologies (Dargaud, 72 p, 19,99 €)



Femmes de caractère

Yolande Moreau, Sylvie Joly, Florence Cestac, Michèle Bernier, Maria Pacôme, Anémone, Amélie Nothomb, Tsilla Chelton, Dominique Lavanant, toutes femmes actrices, écrivaines, seules-en-scène (vous préférez vraiment one-woman-show?), drôles au deux sens du terme : comiques et/ou étranges. Toutes sortant de l'ordinaire, très souvent en rupture avec leur milieu, que rien au départ ne prédestinait à briller sous les feux de la rampe. Pour beaucoup, déjà retournées volontairement dans l'ombre, mais qui gardent, indéfectible, cette étincelle qui les rend à jamais uniques.

Les deux auteures ont su accoucher ces femmes, exceptionnelles par bien des côtés, de ce qui fait leur spécificité et dont elles ne se rendent le plus souvent pas compte. Cela, en toute amitié et admiration, au travers de dessins cocasses et tendres.

Julie Birmant, Catherine Meurisse : Drôles de femmes. L'humour est leur métier (Dargaud, 92 p, 19,99 €)

L'éternel combat du Bien et du Mal

1889 : Paris accueille pour son exposition universelle plus de 32 millions de visiteurs qui s'émerveillent des multiples innovations techniques de la Galerie des Machines ou de la Tour de M. Eiffel construites pour l'occasion. Eclatante marche du progrès qui doit conduire au bonheur et à une société plus égalitaire.

Tous ces bouleversements sont aussi propices à l'émergence d'associations occultes qui grenouillent dans les bas-fonds d'une capitale éventrée par les travaux du baron Haussmann.

Issu d'un milieu modeste, ayant perdu très tôt ses parents, Vincent n'a dû son salut qu'à Etienne Begel qui l'a initié dans l'art délicat et passionnant de l'illusion : automates et passages secrets n'ayant plus de secrets pour lui, il va créer pour une clientèle fortunée soucieuse de protéger ses richesses des abris indécelables. Dans son repaire indétectable, il s'entoure d'une équipe restreinte et soudée qui œuvre dans l'ombre pour réaliser les nombreuses commandes qui affluent sous le manteau.

Jusqu'au jour où un certain M. Charles le contacte pour lui proposer un travail différent : sauver les trésors souterrains de la capitale menacés de destruction par les pelleteuses de M. Haussmann. Cette nouvelle activité intéresse particulièrement d'autres individus désireux de faire main basse sur le trésor des Templiers dans le seul but de dominer le monde et qui n'hésitent pas à recourir au meurtre pour parvenir à leurs fins.

Dans la lignée d'un précédent roman, Le premier miracle, Gilles Legardinier s'oriente vers le récit d'aventures à la Alexandre Dumas, avec de multiples rebondissements, des sueurs froides, de la solidarité, du sentiment, de l'éthique et une réflexion profonde sur les implications de l'impact de ces mutations brutales sur le tissu social de l'époque. Oubliées les gentilles bluettes à couverture de tête de chat de ses débuts.

Pour réaliser cette œuvre foisonnante, l'auteur a consulté de multiples archives afin de restituer avec minutie l'arrière-plan socioculturel de cette époque, dont on imagine mal encore les transformations profondes sur les esprits. Mutations encore perceptibles aujourd'hui : remplaçons l'industrialisation d'alors par la technologie virtuelle et la mondialisation (avatar des expositions universelles) et nous constatons que notre époque charrie toujours son lot grandissant de laissés-pour-compte. Vous avez dit progrès ?

Gilles Legardinier : Pour un instant d'éternité (Flammarion, 570 p, 21,90 €)

Variations sur le m'aime t'aime

Catherine Ceylac n'a pas son pareil pour accoucher les personnalités en douceur. Tous lui ouvrent leur intimité et se livrent à cœur ouvert. C'est ainsi que plusieurs célébrités de tous horizons ont accepté de partager avec elle leur conception de l'amour.

Amour : un seul mot, une infinité de définitions.

De Sandrine Bonnaire qui recherche une "complicité d'esprit", à Mimie Mathy pour qui c'est une évidence, en passant par Louis Chédid et Thomas Dutronc pour lesquels c'est une patiente construction et une question d'âme, Marianne James qui vise l'absolu dans une relation, Helena Noguerra qui en fait une question de confiance, Marc Lévy qui y voit la "quintessence du divin", Claude Lelouch pour qui c'est ne rien se demander et surtout pas la longévité ou Flavie Flament qui le vit comme "un shoot de félicité", tous se livrent à une introspection qui dépasse les limites du sujet pour aboutir au cœur du réacteur : leur vision de la vie et des rapports humains. Au fur et à mesure qu'ils s'abandonnent à l'introspection, ils dessinent, en creux, leur véritable personnalité, loin des projecteurs et du paraître.

Touchant.

Catherine Ceylac : A l'amour, à la vie. Témoignages (Flammarion, 240 p, 19 €)

Destin de femmes

Comme partout en Europe en ces années 1960, la vie des Islandaises se résume à être de bonnes épouses et des mères de famille attentionnées. Quand elles travaillent, les inégalités criantes de salaire sont la norme. Hors de question pour cette société machiste et dure de tolérer l'émancipation des femmes.

Mais quand on a hérité à la naissance d'un prénom de volcan, il est hors de question de se couler dans le moule. Belle jeune fille qui attire la convoitise des hommes, Hekla n'a qu'une idée en tête : devenir écrivain. Très talentueuse, elle consacrera à sa vocation toute son existence. Parce qu'avec un caractère bien trempé qui se moque du regard d'autrui, l'écriture et ce qu'elle permet d'évasion dans l'imaginaire, reste la seule porte de sortie d'une existence morne et tracée d'avance si l'on veut s'affranchir du carcan de la vie domestique et de la maternité. Inventer le monde : "C'est moi qui ai la baguette de chef d'orchestre. J'ai le pouvoir d'allumer une étoile sur le noir de la voûte céleste".

Femme solide et authentiquement libre, Hekla a pour alter ego Jon John, paria de la société parce qu'homosexuel, surdoué de la couture, qui rêve de fabriquer des costumes de théâtre. Et pour meilleure amie depuis toujours Isey, qui elle aussi noircit des cahiers de ses idées poétiques, mais qui s'est laissée engluée dans un renoncement fossoyeur de rêves : "Jamais je ne rehausserai la beauté du monde. Jamais je ne donnerai d'ampleur à quoi que ce soit."

Seule solution pour Hekla et Jon : partir et assumer sous d'autres cieux leur différence, fuir un monde sclérosé qui entraîne les individus dans son agonie.

Un beau roman, décrivant la difficulté d'assumer sa différence dans une société terriblement normative.

Audur Ava Olafsdottir : Miss Islande (Zulma, 288 p, 20,50 €)

Prix Médicis étranger 2019

Le charme discret des "mondes flottants"

Joli vagabondage poétique auquel nous convie, chemin faisant,  Corinne Atlan dans le monde évanescent des brumes. Est-ce sa myopie qui, tout enfant, lui a fait préférer les contours estompés du monde, adoucissant les côtés trop acérés d'une réalité blessante ?

Elle ne pouvait que se reconnaître dans ce pays où l'évanescence constitue depuis des siècles un art de vivre et de sentir : le Japon où, jusque dans les estampes et les peintures au lavis, l'eau légère englue paysages et personnages, les métamorphosant à jamais en une aérienne mouvance, plongeant leur admirateur solitaire dans une rêverie enchantée, bien plus prégnante que la précision de toute fidèle représentation. S'arracher "à nos perceptions habituelles du monde, de plonger dans une réalité autre" parce que "nos songes guident nos existences plus sûrement que toute certitude. Tout commence dans la brume du rêve et de l'incréé."

La brume légère et changeante comme symbole de liberté et de métamorphose, porte ouverte sur la diversité du monde et son absolue beauté.

Corinne Atlan : Petit éloge des brumes (Folio 2 €, n° 6693, 128 p)

Pour accompagner cette jolie promenade à travers les paysages nippons, une petite merveille que les éditions Hazan ont consacrée à Hiroshige, l'un des maîtres de l'estampe. Ces quinze questions joliment illustrées plongent le lecteur dans le monde onirique du maître et en révèlent toute la délicatesse. Elles mettent en relief comment, par des procédés qui n'appartiennent qu'à lui, il transfigure la réalité de ses représentations de la nature. Brumes et brouillards deviennent alors le sujet du tableau, plus que la représentation elle-même. Et soulignent l'influence qu'Hiroshige a exercé en Occident, notamment sur les peintres impressionnistes.


Jocelyn Bouquillard : Hiroshige en 15 questions (Hazan, 96 p, 15,95 €)

Bonnes résolutions : on commence demain


Après avoir renoncé aux sucreries, au fromage, au pain, au tabac, à la presse people, il faudrait arrêter de râler ? Une abolition de tous les plaisirs est-elle programmée ? Savonarole, le retour ?

Parce que râler n'apporterait rien (si, exprimer son mécontentement, et cela fait du bien) et serait totalement contreproductif pour mettre en route tout changement (ça se discute) Syl et Sarujin ont décidé d'illustrer la méthode Lewicki sur le thème "comment se défaire de cette habitude néfaste".

Parce que c'est drôle et que les dessins sont pétillants d'esprit et gentiment ironiques, il ne faut pas croire que l'on peut se débarrasser de cette addiction profondément ancrée dans notre cerveau reptilien en quelques jours. Avec pas moins de 21 exercices et autant de jours (ne jamais passer à l'épreuve suivante avant d'avoir bien intégré la précédente), on finit par s'ouvrir un boulevard de bonne humeur qui ne manquera pas d'attirer les bonnes ondes et les bonnes personnes.

Cela vaut peut-être le coup de se donner un peu de mal, non ?

Syl, Sarujin (d'après le best-seller de Christine Lewicki) : J'arrête de râler ! (Jungle, 56 p, 13,95 €)

L'idole des jeunes (et des autres)

Fallait-il en avoir des tripes pour transformer un petit Belge timide en mal d'affection en une bête de scène qui a marqué (et continue encore) plusieurs générations toutes tendances confondues. Fallait-il avoir en soi de la pugnacité pour composer avec une nature ultra-sensible mêlée à un désir effréné de vivre rock-and-roll. Fallait-il avoir une forte personnalité pour dépasser ses propres idoles après les avoir imitées, créant un style unique, à ce jour inégalé.

C'est à ce parcours d'exception que s'est attelé Christian Eudeline : un travail de Titan à fournir pour venir à bout de l'encyclopédie exhaustive de ce phénomène artistique, amateur de défis professionnels qui, sans se ménager, brûle la chandelle par les deux bouts. Explorer, sans rien laisser dans l'ombre, toutes les facettes d'un tel tempérament, a demandé à l'auteur des heures innombrables de travail patient et de labeur acharné. On ne se lance pas dans une telle étude sans éprouver tendresse et admiration pour son sujet.

Au final, un livre magnifique, sérieux et remarquablement documenté, très agréable à compulser, et où, de A à Z, aucun détail de ce que fut la vie de ce monument national n'est écarté. L'on en sort ébloui par la diversité de talents et la force de travail de cet homme absolu qui a su fédérer une population très diversifiée de fans et d'inconditionnels. On ne peut qu'en conclure que, vraiment, "ce gars-là, il est terrible!"

Christian Eudeline : L'encyclopédie Johnny (Hugo Image, 560 p, 24,95 €)

L'âge de raison



Guido Brunetti, commissaire à la questure de Venise, reçoit un jour la visite de la professoressa Crosera, une collègue de son épouse, inquiète du changement de comportement de son fils qu'elle soupçonne de se droguer. Elle demande à la police de s'occuper des dealers qui s'activent à la sortie du lycée. Le lendemain, on retrouve son mari grièvement blessé au pied d'un pont. Banal accident ou agression ciblée ?

Notre commissaire bien-aimé prend de la bouteille, ses collègues et même Patta son supérieur hiérarchique aussi. Il en faut de la distance pour survivre dans un monde de chacals sans se compromettre et sans sacrifier ses valeurs sur l'autel du Veau d'or. Frauder l'Etat sous toutes ses formes serait le sport national des Vénitiens, dotés d'une imagination particulièrement fertile et sans cesse renouvelée pour contourner les lois. Au fil du temps, ils seraient passés maîtres dans l'art de filouter les institutions. La raison de ce comportement ? La cupidité et ses métastases universelles. Avec un Brunetti, en rare survivant de ce cancer qui gangrène le monde.

Une vie entière à traquer les tares (et les tarés) de Venise (ville riche de l'un comme dans l'autre) lui a appris à arrondir les angles et à relativiser l'importance des délits, surtout quand les gros poissons finissent toujours par passer entre les mailles du filets tandis que les petits délinquants paient le prix fort, pour donner l'illusion aux citoyens que la justice est d'airain et que nul ne peut lui échapper. "Les lois, promulguées par les gens au pouvoir, [sont] faites pour les maintenir au pouvoir. Si elles [protègent] au passage les innocents, tant mieux, mais ce [n'est] qu'un bénéfice secondaire." La prévarication a de beaux jours devant elle.

Venise, jusque-là protégée des offensives étrangères, doit désormais faire face à une mondialisation lourde de menaces. Comme la violence faite aux femmes justifiée et importée par des sociétés patriarcales immigrantes, amenant les personnages à émailler leurs discours de propos qui correspondent si peu à leur échelle de valeurs. Exactement comme dans nos sociétés.

Un tournant dans cette série imaginée par Donna Leon, qui désormais privilégie l'analyse de l'environnement socioculturel et le délitement des mœurs aux dépens d'une intrigue qui s'édulcore et s'anémie jusqu'à perdre beaucoup de son intérêt. On n'est pas loin de l'ennui. Dommage. L'auteure nous avait habitués à beaucoup mieux.

Gageons que la prochaine fois elle saura doper l'enquête de son commissaire fétiche un peu trop blasé, avec plus de vigueur, empêtré qu'il sera dans une histoire complexe à souhait, que son intelligence et sa fougue retrouvées finiront par dénouer.

Donna Leon : La tentation du pardon (Calmann-Lévy, 324 p, 21,50 €)

De l'autre côté du miroir

Chouette idée qu'ont eue les éditions Jungle pour intéresser nos chères têtes blondes à la biographie des grands hommes : la raconter sous forme de bande dessinée. Une méthode d'enseignement qui ne peut que remporter l'adhésion de tous.

Tonton Stéphane (Bern) adore partager sa passion de l'Histoire avec ses neveux chéris, Milica et Tibalt. Pour cela, il a mis au point un outil pédagogique imparable : ouvrir un livre relatif à une époque et voilà le trio propulsé d'un coup de baguette magique au temps de Napoléon Bonaparte.

C'est joyeux, dynamique, les dessins sont beaux et pleins d'humour. Et sans nuire à la vérité historique, qui se trouve présentée de façon à la fois rigoureuse et très drôle, les deux garnements mêlant leur insolent grain de sel aux commentaires plus sérieux du tonton. Cerise sur le gâteau : à la fin de l'album un résumé édifiant de l'héritage, positif et négatif, laissé par l'empereur. C'est inventif et joliment didactique. Un vrai plaisir pour petits et grands. On attend avec impatience la prochaine incursion dans notre patrimoine culturel.

Derache-Mainguy (avec la participation de Stéphane Bern) : Drôle d'histoire - Napoléon Bonaparte (Jungle, 48 p, 10,95 €)


Le loup en slip fait encore des siennes.

Maître Loup est content comme tout : il va se régaler d'un délicieux bobun. Il n'a pas le temps d'en savourer la première bouchée qu'il se fait arrêter manu militari par la brigade anti-loup. D'où peuvent bien provenir les trois sous dont il dispose, lui qu'on ne voit jamais s'éreinter à la tâche, sinon d'un vol ?

Dans cet album délicat, les petits apprennent qu'il faut travailler dur pour gagner sa pitance mais qu'on peut aussi, par gentillesse et amitié, donner un coup de main pour aider son prochain, sans demander le moindre centime. Un belle leçon de solidarité et sur la nécessité de pratiquer l'entraide pour assurer la cohésion du groupe. Comme toujours, c'est joli et tendre.

Wilfrid Lupano et Paul Cauuet (scénario), Mayana Itoïz (dessin) : Le loup en slip n'en fiche pas une (Dargaud, 40 p, 9,99 €)

La beauté pourra-t-elle sauver le monde ? 


Depuis longtemps Matthieu Ricard arpente les paysages (encore) inviolés du monde, inlassablement, son appareil photo, véritable bâton de pèlerin, en bandoulière. Il veut témoigner du trésor qui s'offre à nos regards, pour éveiller, peut-être, suffisamment d'émotion et de gratitude pour nous imposer le respect dû à notre environnement afin de cesser de le saccager. Protéger ce cadeau inestimable fait par les dieux, plus qu'un devoir, doit devenir une profession de foi.

Son nouveau livre : une prière. Une offrande. A la Terre-mère, écrin de notre vie, de notre pérennité sur cette planète. "Ce ne sont pas mes épines qui me protègent, dit la rose. C'est mon parfum" : être suffisamment touchés par la grâce pour ne plus profaner notre bien le plus précieux. Des images superbes qui invitent à la sérénité et au recueillement. Pour enfin placer l'homme au centre de lui-même et faire sourdre en lui l'essence de son existence ? Si seulement !

Cette ode à la beauté, véritable cantique visuel, nous donne l'envie de parcourir à notre tour ces paysages magiques, pour témoigner de la beauté et de la fragilité de cette sublime nature, si généreuse et si bienveillante, que, par nos bas-instincts tout consacrés aux profits et au lucre, nous profanons sans vergogne.

Matthieu Ricard : Emerveillement (La Martinière, 216 p, 35 €)

Beaux livres à offrir en toutes saisons


L'Islande. Une île à part, comme un éclat de la colère des dieux projeté dans l'océan Atlantique. Paysages minéraux tout droit sortis des entrailles de la terre, sculptés par la fureur d'un Vulcain crachant sa violence de lave et de cendres. Terres désolées au chromatisme luxuriant jouant avec la lumière et qui au fil des saisons déploient le charme magique de ses métamorphoses : éclosion de couleurs au printemps, cascades bondissantes stoppées dans leur élan par les glaces l'hiver, vert des tourbières et des aurores boréales... Comme l'écrit si joliment l'auteur, "l'Islande n'est jamais avare de poésie". Une belle invitation au voyage magnifiée par les superbes photographies d'Olivier Joly.

Olivier Joly : Quatre saisons en Islande (Favre, 270 p, 39 €)


Dialogues. Quand il était étudiant, Steve McCurry fut impressionné qu'un photographe aussi prestigieux qu'Elliott Erwitt prît soin de réaliser des clichés d'animaux, loin, très loin de ses sujets de prédilection habituels. Son émoi fut tel qu'il se mit lui aussi à s'intéresser à la faune, autant qu'aux paysages et aux humains qu'il fixait jusqu'alors sur la pellicule.

Une sélection de ses meilleurs clichés sonde les cœurs et les âmes dans cet album où tendresse et complicité unissent bêtes et hommes sur tous les continents. Chaque espèce sait ce qu'elle doit à l'autre pour la persistance de son existence, dans un dialogue muet plein de grâce. Un vrai harmonieux moment de connivence qui fait chaud au cœur. On regrette juste que les citations qui émaillent parfois cet ouvrage de qualité n'aient pas été traduites en français (pas même celles de Victor Hugo ou Anatole France !)

Steve McCurry : Animals (Taschen, 252 p, 50 €)


Puissance du masque. Quelque soit la culture dont il est issu, un masque n'est pas une simple parure ni un objet de décoration. Outil "potentiel de transfiguration", il sert de médium à la voix des dieux et du destin dans le théâtre antique, aide le chaman à établir la communication avec les esprits et l'au-delà durant sa transe, permet de renverser momentanément l'ordre établi durant la période du carnaval pour mieux le rétablir et préserver la paix dans la cité. Nul n'est autant dans la vérité de soi que dissimulé derrière un masque, symbole-Janus qui à la fois dérobe et révèle l'individu dans toute son authenticité.

Voyageur et photographe infatigable, l'auteur a rapporté de ses pérégrinations autour du monde des centaines de clichés qui témoignent de l'universalité, de la diversité et de la richesse des masques, leur ancrage dans leur environnement naturel et le sacré, témoins de ce qui dépasse l'homme dans sa quête de spiritualité. "Ce qui me pousse à photographier, c'est l'urgence de garder la trace de culture sur le point de disparaître". Une dévotion qui fait de Chris Rainier, un gardien du patrimoine culturel de l'humanité.

Chris Rainier : Masque (La Martinière, 260 p, 39 €)


Deux joyaux de bibliothèque à feuilleter et admirer sans modération : Les femmes célébrées par les grands maîtres de l'estampe et Hiroshige. Paysages célèbres des soixante provinces du Japon. Les reproductions d'estampes, d'excellente qualité, se déploient en accordéon. Un livret explicatif vient compléter chacun des coffrets. Du grand art ! Les amoureux de l'art pictural japonais seront comblés. Les autres découvriront avec délices que l'on peut passer des heures à contempler chacune des œuvres sans se lasser jamais. Remercions les éditions Hazan pour ce prestigieux travail de recherche.

Amélie Balcou : Les femmes célébrées par les grands maîtres de l'estampe (Hazan, 184 p, 29,95 €)

Anne Sefrioui : Hiroshige. Paysages célèbres des soixante provinces du Japon (Hazan, 184 p, 29,95 €)


Le déclin du Raj

Avril 1919 : il n'y a pas si longtemps que Sam Wyndham est sorti de l'enfer des tranchées en France. Revenu grièvement blessé en Angleterre, il apprend la disparition de Sarah, son épouse adorée, morte de la grippe espagnole. Plus rien ne le retenant à Londres, il quitte son poste à Scotland Yard et accepte la proposition de lord Taggart, chef de la police impériale du Bengale de venir le rejoindre à Calcutta.

Il prend de plein fouet l'incredible India : chaleur de plomb, moustiques carnivores, surpopulation, misère, bruits et fureur d'une ville plongée dans une incessante effervescence. L'insupportable suffisance des colons, leur mépris des populations autochtones et leur arrogance triomphante à l'égard des "bruns" ne sont pas les moindres difficultés qu'il doit affronter pour résoudre l'assassinat d'Alexander MacAulay, grosse légume du Writters (siège du gouvernement du Bengale) en cheville avec le vice-gouverneur dont il est l'un des plus proches collaborateurs. Meurtre politique ou juste crapuleux ?

Entier, mais tout cassé à l'intérieur, opiomane pour calmer les douleurs atroces de ses blessures physiques et morales, Wyndham va tenter, avec l'inspecteur adjoint Digby et Sat Banerjee, sergent indien de la police impériale, de venir à bout de l'incroyable sac de nœuds d'une affaire où coups-bas et chausse-trappes le ballottent d'une conclusion à l'autre.

Une intrigue cousue main, un humour décalé à la fois subtil et féroce qui porte la marque du flegme britannique, une dénonciation en règle du racisme viscéral d'une race qui s'estime supérieure, une analyse pointue des abominables conséquences de ce qui sera la décolonisation de l'Inde : un livre qu'on ne peut lâcher avant la dernière ligne.

A quand la traduction des trois autres romans de l'auteur ?

Abir Mukherjee : L'attaque du Calcutta-Darjeeling (Liana Levi, 400 p, 21 €)